Il était un temps où chaque chose avait un sens, enseigné par l'homme. Investi du principe divin, il gouvernait le monde, bâtisseur des rêves et des visions dans lesquels il puisait l'essence de la réalité, exaltant l'être véritable. Il imagina les dieux, les nourrissant de ses espoirs et de ses prières, pour y trouver la force de magnifier et de surpasser les desseins originels. Et l'on dit que son oeuvre outrepassa même les plus grandes Prophéties.
Et puis il advint que, gonflé d'orgueil, il se détourna du Chemin, et que l'équilibre du monde en fut bouleversé, perdu à jamais. Les dieux se détournèrent de l'homme et quittèrent le domaine de l'être pour n'être plus que des chimères évanescentes, des mensonges condamnés à errer. Oubliant sa véritable nature, abandonnant l'honneur et la droiture, l'homme s'adonna à l'orgueil, succombant au Bien et à la Mort.
Certains cherchent encore ce qui fut ourdi, mais l'espoir est vain, et toutes les portes sont fermées. Et les hommes existent toujours, bien que leurs rêves ne soient que les vagues échos des miroirs brumeux où jadis naquit la réalité.
Nolmedulvthion n'avait jamais appartenu au monde. Né d'une union hybride, ses yeux n'avaient point l'éclat humain, et son regard se perdait dans le lointain, rêveur éveillé d'une vision non rêvée. Il était languissant, ne sachant de quoi, consumé par le désir de connaître sa vérité ; nul ne lui parlait et il faisait de même, c'était à peine si les hommes semblaient s'apercevoir de sa présence ; certains parmi ses proches le disaient "absent", ce n'était qu'un euphémisme loin de donner un vague aperçu de réalité. Il n'avait nulle attache au monde, jalousé par les hommes de son apparence de liberté, contemplant cette foule désoeuvrée comme on regarde, hébété, un rêve se dérouler doucement devant nous, effaçant peu à peu ses pans d'étoffe brumeuse. Mais ce n'était qu'une traître illusion, et Nolmedulvthion ne s'y méprenait pas : ses chaînes invisibles le reliaient à quelque chose au-delà du monde, un affreux manque qui l'eût déchiré s'il avait été d'une autre essence. Le monde ne lui suffisait pas. L'on disait que jamais nul ne connaîtrait jamais son secret.
Il souffrait chaque jour et le sommeil n'apaisait point sa douleur, chaque jour était peine, chaque heure était la mort d'un instant peut-être plus heureux, et son supplice jamais ne s'apaisait. Il était torturé et n'en laissait paraître qu'un infime fragment.
Longtemps il chercha bien des apaisements, mais tous n'étaient qu'illusions vaines. De ne Connaître, il quêta à des compensations, mais il n'en était pas en ce monde. Nolmedulvthion vivait, mais son coeur était mort.
Il était encore dans sa verte jeunesse lorsque la première paix vint. Un soir dont la rareté fait grande chance, il était assis au coin du feu. Un homme l'observait, le regard impénétrable, vêtu d'une grande chape, flanqué d'une longue barbe de sagesse et de sourcils broussailleux. Son ombre dansait sur le mur, son visage était parfois obscurci ou ébloui. Il resta quelques instants, pensif, et eut un vague sourire.
Lorsque la nuit fut entièrement tombée et que le soleil eut ramassé son dernier rayon d'or vermillon, il s'adressa à Thomas - c'était le nom que l'on avait donné à Nolmedulvthion - avec ces quelques paroles :
"L'apaisement vainc toujours la douleur en le pouvoir du mot"
Puis il s'en fut à pas traînants, laissant le garçon seul face à un fragment de parchemin.
Dès ce jour il se prit à écrire et y trouva une vague paix. Cela lui offrit surtout la chance - bien qu'illusoire - de pouvoir déverser le flot tumultueux qui l'habitait. Ce qu'il en résulta, nul ne l'a jamais vu, mais il devait être trop grand pour ce monde, reflet de la force antique habitant Nolmedulvthion.
Bientôt cela ne suffit plus, la contrée de son enfance devint trop petite à ses yeux. Il commença dès lors à voyager : il partait un jour et on le revoyait des mois, des années après, revenir un soir au logis. Aux retours qui étaient siens, il avait les yeux brillants, son regard se faisait vague et rêveur, empli de paysages lointains, fuyant vers l'inconnu. Son grand manteau était tout rapiécé, et ses bottes usées par le temps : elles avaient l'apparence de celles qui ont vu mille régions différentes et en portent le souvenir. Ses errances se poursuivaient sans fin, vers des directions si nombreuses qu'elles lui étaient inconnues, si multiples que la mémoire s'y perdait. Sa silhouette se courba et son visage prit les premières marques blanches de la vieillesse, tandis que son pas se fit grand et puissant, son allure longue et rapide. On le voyait de moins en moins souvent, jusqu'au jour où il disparut. "Thomas s'en est allé" disait-on avec l'air vaguement triste de celui qui, en son for intérieur, s'en réjouit. On ne devait jamais le revoir.
C'est à cette époque qu'il rencontra Dormuvielthyn, que l'on nomme l'Initiateur. Il connaissait les Sept Prophéties, les Ecritures du Destin et lisait dans la course des étoiles. Sa sagesse n'avait d'égal que sa barbe d'argent où, disait-on, se dissimulaient six sorts capables de changer le plomb en or et de sublimer la matière. Il savait les forces qui gouvernaient le monde et celles qui unissent les choses et les éléments entre eux ; et, au-delà de tout, il avait jadis pénétré le sanctuaire de l'Innommable, y recevant alors sa mission inconnue de tous hormis lui seul.
Nolmedulvthion le pria de l'aider, de révéler son secret ou de le guider dans sa quête. L'Initiateur le prit en affection et lui offrit son soutien. Il lui enseigna le langage des éléments et la musique du Néant originel, et les deux se prirent à s'aimer mutuellement et à s'entretenir ensemble dans des langues oubliées. Puis Dormuvielthyn l'initia au pouvoir des mots et à la lecture de toute chose, à la contemplation et à la méditation, et enfin il lui révéla la Prophétie originelle, celle qui narre les rêves accomplis et ceux qui sont encore à venir. Il resta quelques temps en sa demeure et en tira grande sagesse, une vision nouvelle, un espoir oublié. Puis il lui donna sa bénédiction et lui enjoignit de reprendre sa quête.
Ce fut un soir étoilé où la lune rousse se perdait, gibbeuse, derrière les nuées brumeuses. Tous deux étaient allongés, le visage face au ciel, à le contempler pleinement et à rire du Destin des hommes. Ils murmuraient doucement dans un vieux jargon de grimoire :
"- Les éléments auraient beau au Septième s'unir et chacun se sublimer, jamais ils n'égaleront la splendeur des étoiles, chantait Nolmedulvthion.
- Toutes les gloires jamais n'égaleront la splendeur des étoiles, et tout le Destin du monde pourrait basculer pour un défaut dans la course d'une comète, fit l'Initiateur, lui faisant écho.
- Les Prophéties qui ont tout Ecrit savaient cela, et ont mis dans les astres la beauté du sanctuaire de l'Innommable, et les ont dressés au plus haut des Cieux afin que jamais les hommes ne les atteignent, et qu'ils soient préservés de toute flétrissure.
- Les Prophéties savaient cela et ont fait de même que pour le sanctuaire de l'Innommable, ajouta Dormuvielthyn. Hélas, il est des choses que même les Ecritures n'ont point révélé, bien qu'il soit Ecrit que ce sera fait de la main de l'homme, et qu'elles seront guidées par l'orgueil. Et si les Prophéties n'ont point révélé l'Ultime, c'est que rien n'est indestructible.
- Rien ne demeure à jamais...
- Toute chose trouvera son Destin... C'est Ecrit.
- Que m'adviendra-t-il alors ? As-tu révélé cela ?
- Il est des choses que je sais et que je n'ai point révélé, car cela doit rester de mon secret. De toi je puis te dire ceci : rien n'est indestructible et viendra le jour où je m'éteindrais et je retournerais au sanctuaire originel - tu ne devais point connaître cela -. Je puis te dire que cela ne sera point de ma main, car tu me suivras dans mon recouvrement et tu ne connaîtras point le même Destin. Je t'initierais aux Sept Prophéties et tu prendras ma place, bien que le règne de l'Initiateur soit achevé en ce Monde asservi.
- Que m'adviendra-t-il alors ? As-tu révélé cela ?
- Tu te répètes, mon fils, et il est des choses que je n'ai point révélées, car cela doit rester de mon secret.
- De même que toi, père, je répète ce qui a été Ecrit. Et que m'adviendra-t-il alors ? As-tu révélé cela ?
- Il est des choses que je n'ai point révélées, car cela doit rester de mon secret.
Je puis te dire que mon enseignement touche à sa fin et que tu auras bientôt ce que ton coeur désire. Maintenant tu vas respecter le Temps que je t'ai consacré et reprendre ta quête. Je t'offre ma bénédiction, et n'oublie jamais que toute chose trouvera son Destin. Va maintenant !"
Nolmedulvthion reçut l'Ultime enseignement des Sept Prophéties et s'en fut poursuivre sa quête, parachevant son initiation dans l'errance et la vision du monde. Et il vit le monde dans la plénitude de ses éléments, dans son entière beauté, son ultime gloire.
Il vit la mer immense dérouler ses larges vagues en un tonnerre d'écume miroitantes, le vent se déchaîner et les abysses se soulever sous le courroux de l'océan, les profondeurs de ses abîmes où dormaient les cités englouties de l'antique civilisation des hommes, la vie rejaillir des plus sombres précipices dans un infime éclat de lumière, le mouvement bercer incessamment le flot liquide pour une musique d'éternité.
Il vit la voûte souveraine des bois anciens, son coeur s'emplir de la communion et de la reconnaissance, la présence vivante au creux de chaque panache de verdure, la frondaison sylvestre dominer la vaste plaine et le léger ruisseau, la forêt sacrée combler chaque désir et sublimer la croissance, la sève au coeur de chaque arbre rutiler et resplendir, les ramures démesurées joindre les cieux et la terre, unifiant le monde en une seule et splendide unité.
Il vit l'absolu silence du désert, les éléments s'incliner devant l'immuable et la mort, les grondements incessants taire leurs murmures, la terre s'offrir au feu, la vie se consumer et magnifier son être, les plus grandes gloires orgueilleuses se prosterner devant l'inaltérable splendeur des dunes silencieuses.
Puis il se tourna vers les cieux et vit les sommets éternels étoilés d'astres étincelants, l'inaccessible se pencher vers l'éphémère, les étoiles innombrables resplendir et illuminer le firmament, la beauté indescriptible et ineffable égalant le Sans-nom. Et vint le soir où une comète y chut. Il y vit le signe.
C'était au crépuscule que la musique des mots joignit l'âme de toute chose. En son coeur, Nolmedulvthion entendit l'écho résonnant de l'Initiateur... "Suis maintenant la Septième étoile et détourne toi du Monde à jamais". L'Etoile du Soir trônait au plus haut de la voûte céleste, lançant son appel argenté. Il la suivit, gravit son sentier opalin jalonné d'éclats de cristal et quitta à jamais la terre.
Il reçut alors l'enseignement de sa Prophétie, les noms de ses pères - il était fils d'une étoile et d'un Dieu antique au service du feu - et fut élevé au plus haut que de tous ses prédécesseurs : il prit place dans le sanctuaire de l'Innommable et en devint le gardien, prenant ainsi la place originelle de l'Initiateur.
Celui-ci le visita une nuit dorée et lui remit ses droits ancestraux. Depuis Nolmedulvthion siège au-delà du Monde, au milieu des nuées du temps.
Les mille miroirs de glace résonnaient des échos de ses paroles, se répondant sans cesse. Neldalulvthée était partie au loin, une larme de cristal collée au coin de l'oeil. Il se souvint de sa robe bleue, celle où les étoiles se reflètent et où le soleil trop radieux s'épuise à rejaillir, la robe de la nuit constellée d'astres scintillants. Et elle-même au milieu du firmament obscur étincelait toute argentée, comme la lune dans sa pleine beauté.
Elle était partie malgré ses conseils, malgré toutes ses prières et ses supplications toute fragile et vacillante, au prix de mille dangers qu'elle n'aurait jamais dû endurer. Elle n'avait accepté qu'une petite lanterne aux éclats opalins pour ne pas s'égarer dans le jour. La mort lui avait souvent happé les pans de son vêtement, et son beau manteau sombre était tout déchiré. Elle-même avait le teint hagard et pâle de ceux qui vivent aux frontières de la vie.
Son Fil d'argent était suspendu au destin, susceptible à tout moment de se briser, de se changer en verre et de morceler en d'innombrables étoiles déchues. Elle vacillait entre deux mondes aux frontières indistinctes, emprises dans la brume aux bras filandreux enduits de mensonges envenimés, tendant sa toile de serments trahis.
Cependant elle était arrivée, se cachant au creux des ombres et voilant son visage enfantin sous une chape de ténèbres. Elle ne vivait que dans le reflet des étoiles, fragment éphémère d'une lueur opalescente, fragment échappé des mers de la lune. Parfois elle habitait les mares vaporeuses et les cascades éthérées, où elle mêlait alors sa voix cristalline aux chants ondins, telle une nixe aux inflexions épurées de lyre. Mais elle ne demeurait jamais au même endroit, voyageant de miroitements en miroitements pour subsister à sa propre lueur. Elle craignait la lumière du soleil, et jamais ne s'aventurait sous ses rayons. Elle haïssait le jour, et ses peurs noires en faisaient son plus grand ennemi, invincible et éternel. La beauté, la gloire lui étaient fatales, car éblouie par tant de clarté, elle disparaîtrait dans l'ombre à jamais pour hanter les nuits les plus obscurs où elle ne serait plus que son propre fantôme, vague souvenir d'une existence révolue.
Mais elle était venue, soumise à sa quête infortunée, plus portée par la force de sa destinée que par sa volonté, presque malgré elle. Il fut un temps où elle vivait heureuse, emplissant les abîmes immenses de son rire aérien. Mais vint le jour où le poids du destin se fit trop lourd, et qu'accablée par le languir elle se mit en route. Elle était étoile déchue, esclave d'une souvenance glorieuse.
Au début il n'avait s'agit de rien, pas même un fragment d'illusion ou une bribe de vision. Mais elle l'avait vu : un simple éclat, comme la lune sur l'épée tirée du foureau. Le souvenir auquel elle s'était asservie en était resté impérissable. Elle avait dû se mettre en quête.
Ainsi, elle s'en était allée. Ne vivant plus que de sa vision, elle quitta sa contrée natale. La vie ne lui suffisait plus et elle aurait payé la mort pour voir aboutir sa quête. Elle s'en fut, libérée de tout, hélas dépossédée de son bien le plus cher, celui qu'elle n'avait jamais eu. Bien que le souvenir en fût impérissable...
Elle tissa ses cheveux d'argent, les sertissant de diamants, elle courut au reflet des mares pour y plonger la nacre et l'opale, elle prit la glace dans une prison de cristal, mais ils n'avaient pas l'éclat...
Elle suivit les courses des nuages pour y prendre des fils de lune, s'élevant au vent des étoiles, brodant sa robe azurée de leur éclat.
Elle chercha dans les marais saumâtres blanchis par la sécheresse et dans les sourires des écumes, elle voulut même dérober à la neige sa pâleur immaculée.
Elle s'offrit au Destin et accepta de se perdre dans les brumes laiteuses, aveuglée et soumise, ne vivant que de la flamme lunaire de son espoir. Mais...
Puis elle parvint aux contrées qui bordent la Nuit extérieure, celles si sombres que l'obscurité en est au-delà de tout aveuglement, là où toute lumière est prise dans des rets ténébreux avant même de déployer un rayon de lueur voilée. L'opacité là est absolue, plus entière qu'en toutes les nuits du Monde et du Néant réunis, l'unique noirceur de la Nuit élémentaire d'où toute chose découle.
Lorsqu'elle parvint à la Citadelle, elle n'était plus que lumière. Elle avait perdu son apparence, son enveloppe charnelle, elle n'était plus qu'un esprit éthéré, feu argenté dansant sur son propre Fil.
Elle pénétra dans la Citadelle qui à cet instant lança pleinement ses rais ensanglantés. La lumière aurait du l'anéantir entièrement, effacer jusqu'à son souvenir et le parfum de son existence, mais cette fois il n'en fut rien. Neldalulvthée était devenue si irréelle, si diaphane, qu'aucun feu n'aurait pu l'annihiler, aucune flamme n'aurait pu lui voler sa splendeur argentée. Les rayons sanglants la traversèrent de toute part, l'emplissant d'une ardeur rougeoyante et éternelle, d'un flot constant de chaleur et de pouvoir qu'elle absorba entièrement, immortelle et déifiée à jamais. Elle devint belle et terrible comme un astre, investie d'une force impérissable, susceptible à tout moment d'entrer dans l'ire la plus sacrée, de déverser ainsi pour un encensoir un semblant de parfum odorant, d'olibans riches et lourds de volupté s'épanchant lentement et inexorablement dans l'air pour égaler dans l'âme les seigneurs glorifiés du panthéon céleste, ou le sel d'une alchimie subtile à la texture lisse et visqueuse, une quintessence noble et éternelle partant en fumée tel un flot inégalé, déversant son essence divine sur l'éphémère hostie.
Elle franchit l'ultime frontière, celle qui délimite le Monde chaotique et le Néant originel de l'ordre, marchant lentement et inexorablement vers le lieu initial d'où découle toute chose. Le Temps ici ondoyait, devenait perceptible aux êtres qui le visitaient, à l'endroit où il était né, tandis que l'Espace se tordait parfois, ouvrant des portes vers d'autres mondes fragmentés, ou encore troublant le reflet d'un miroir de glace pour y révéler une vision chimérique d'univers troubles aux idoles humaines. L'endroit en lui-même était une vaste pièce circulaire au sol de néant absolu dans lequel l'oeil mortel s'égarait à jamais, perdu dans la contemplation du non-Être parfait ; les murs pouvaient sembler de toute matière, mais leur véritable nature était inconnue : ils paraissaient faits de cristal adamantin et de verre entremêlés, incrustés d'une onde liquide aux nuances et couleurs incessamment changeantes, dont les métamorphoses complexes se succédaient au-delà de toute conception. Leurs arches immenses aux ciselures inégalables ouvraient sur la Nuit élémentaire où toute chose n'est rien et d'où naissent l'ordre et le chaos, là où la mort et la vie ne sont qu'un, là où toute chose trouve son égale et son contraire, là où la perfection et l'achèvement idéal sont surpassés par l'imperfection et la création perpétuelles.
Ce lieu ne souffre d'aucune appellation : il est le sanctuaire de l'Innommable et le Sans-nom, qu'aucune langue, aucune réflexion ne peut invoquer ou imaginer, outrepassant l'entendement, le concevable tout comme l'inconcevable.
Il perçut sa venue et se souvint d'elle, de son rire candide et léger, de leur enfance éteinte, depuis longtemps passée. Il sourit en songeant au jour où il avait tenté de la retenir, sachant que tout cela était et que sa quête serait ou vaincue par le Destin ou si glorieuse que l'équilibre du monde en serait bouleversé. En son for intérieur, il avait admiré sa soeur, la fragile Neldalulvthée, si emportée dans son espérance dérisoire, si dévouée à une cause toute vaine. Bien sûr, il y avait eu le temps, au tout début, où ils rayonnaient tous deux au milieu des nues infinies parmi les astres innombrables, leurs frères, mais tout cela était révolu depuis le jour où ils avaient chu. Lui avait déjà prévu ce déclin depuis sa naissance, et avait trouvé place auprès de l'Innommable, mais elle n'en avait jamais rien su, s'était perdue dans les échos des miroirs de glace et avait succombé au Destin, elle avait reçu un Fil et était devenue étoile déchue.
Mais cette fois la force de son espoir était plus grande que tout, et elle était parvenue à la Citadelle après avoir retrouvé le Sentier initial, et avait retrouvé sa gloire première. Il y avait aussi eu le temps où, Déesse renouvelée, elle n'avait du vivre que des prières de ses féaux, et tirer des oraisons l'élixir de son pouvoir, mais elle avait obtenu l'infaillibilité par sa constance et reçu le titre de Dame stellaire. Elle l'avait à présent presque rejoint, encore retenue dans les méandres des labyrinthes médians - ceux qui liaient les deux Êtres, l'Ordre et le Chaos - mais elle ne tarderait plus à présent.
Sa silhouette se dessina lentement. Elle pénétra dans une vaste pièce oblongue aux piliers de marbre et de porphyre, ou de cristal serti de brume et d'opale, cerclant en son extrémité un sanctuaire heptagonal à l'autel lourd d'encens luxueux. La salle était illuminée de grandes torches sanguinolentes et opaques des fumées qui y couraient. Au fond s'y dressait une table boisée d'essences sylvestres anciennes et rares, où rayonnait la Mesure du Temps, d'innombrables chandelles alignées et reluisantes, des sabliers immenses d'airain et de diamant, où tombait une pluie d'orichalque, des clepsydres d'or et d'argent où brillaient les reflets unis du soleil et de la lune, l'immense pendule de bois de rose éternel oscillant perpétuellement, ouvrant à chaque instant une perle de rosée sur un monde fragmenté. C'étaient aussi des grimoires à l'aura de vieillesse, par-delà les pages jaunies et les graphies anciennes, des alambics aux formes complexes où bouillonnait la quintessence de l'Être, des coffres massifs de palissandre où dormaient mille démons de la Nuit extérieure, la Sphère du parfait et la Balance de béryl où s'équilibrent le Monde et le Chaos. Puis, au trône médian de cet amoncellement de splendeur, se dressait une silhouette voûtée, à l'immense barbe d'argent. Neldalulvthée le reconnut et sourit. Nolmedulvthion lui rendit un sourire mauvais et lui coupa le mot avant qu'il ne vienne à sa bouche :
"- Ô Neldalulvthée ma soeur, quelle folie t'a portée auprès de moi ? N'est-il point Ecrit que nous ne devions jamais plus nous rencontrer ?
- Ô Nolmedulvthion, mon frère, ta vue m'est grande allégresse, quel Destin inéluctable pourrait m'écarter de toi ?
- Ton propre Destin, ô ma soeur, nous a séparés quand l'heure en fut venue.
- Et mon Destin, ô mon frère, était d'aller au-delà des Destins de tous les Mondes.
- Que dis-tu, jeune orgueilleuse, quelle prétention t'arrache ces paroles ? Ne sais-tu point qui je suis et ce que je sais ? En ton coeur j'éteindrai comme de vulgaires bougies toutes les flammes de tes espoirs, et je les disperserai en cendres jusqu'au domaine de l'Incréé pour que le souvenir même s'en perde !
- Ô mon frère, je ne vois que ton orgueil qui annihile toute autre pensée. Vieil arrogant, qu'as-tu espéré ? Tu t'adresses à moi comme à tes vieux grimoires auxquels ton honneur ne peut donner respect, tu parles comme si tu avais écrit les Sept Prophéties, et tu n'écoutes que le flot tumultueux de tes désirs. Je me souviens, mon frère, des jours où nous fûmes tous deux trônant au milieu des cieux, parmi les étoiles nos semblables, jusqu'au jour où la piètre fierté qui était tienne t'arracha de pareilles paroles, et que tous deux nous fûmes déchu par ton entière faute ; je n'ai point oublié les plans que tu concevais pour me détruire, ce que tu imaginais pour m'humilier, les caprices qui te voulurent être gardien de l'Innommable, et que le Destin ne put te refuser sans honnir le nom de nos pères. En vérité cela je ne l'ai point ôté de ma mémoire, et pourtant jusqu'à ce jour je t'ai aimé - bien que jamais tu ne l'eusses mérité -, et le flot de mon amour que j'ai déversé en toi t'a alimenté pendant les longues années où j'errais sans fin, aux frontières du Destin, remplissant en ton nom la pénitence de ta fougue irraisonnée. Malgré tout mon amour et malgré le silence qui faisait taire tout ce que portait mon coeur, et que j'ai tu pendant ces si longues années, je ne puis te laisser m'accuser d'orgueil, moi qui ai enduré mille morts pour toi, et qui me suis humiliée devant le sanctuaire de l'Innommable pour plaider ta cause. Sache que je ne suis pas venue de mon désir, et que le Sans-Nom m'envoie accomplir son jugement, malgré tous les pleurs et supplications que je souffrais d'obtenir sa clémence pour toi. Mais ainsi a-t-il dit... D'avoir tu la voix rappelant que rien ne demeure à jamais, d'avoir succombé à l'orgueil des hommes, de s'être ainsi détourné des Ecritures, de ma main Nolmedulvthion sera délaissé du droit de ses pères. "
Elle s'interrompit un instant, semblant appeler à elle une autre force, et se dressa, unique et terrifiante, rayonnante de toute sa gloire, déferlant sa voix divine pour perpétuer le jugement :
"- Tombe maintenant, esprit déchu, dans l'oubli à jamais, et que la Nuit extérieure te garde longtemps en son sein glacé !"
Le Monde et le Chaos engloutirent Nolmedulvthion le fils divin, ainsi fut exécutée la sentence. De Neldalulvthée, toute force s'en fut d'avoir prononcé le jugement, d'avoir répété les paroles de l'Innommable, d'avoir, enfin, déversé la délicieuse outrance de son ire divine dont la potence lui avait été allouée, en son unique et ultime triomphe. Elle qui avait vu s'offrir la gloire originelle, qui était revenue au règne premier, ainsi son Destin fut détourné - elle qui devait retourner au panthéon des Déesses stellaires - et elle s'offrit à l'éternité éphémère.
Désormais elle est tout de blanc vêtue, plus diaphane que l'éther aérien, étincelante d'argent et de nacre, d'opale, de cristal et de diamant. En son coeur, elle tient une clé de filigrane qu'elle ne peut saisir, car elle abandonna le Destin et le pouvoir de le recouvrir ; et l'on dit que celui qui saura la saisir délivrera la Dame stellaire vers son recouvrement.
Elle hante les échos certains soirs d'octobre, pour ne point porter sa peine dans l'oubli, pour perpétuer le rappel au Monde, et les vents d'hiver l'entendent encore murmurer de sa voix fragile...
Rien ne demeure à jamais...
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