Le carrosse déferlait sur la vieille route d’Au Delà. La dame qu’il emportait voyait défiler le même décor enneigé depuis son départ, les montagnes bleuies par le froid malgré leur manteau éternel se perdant dans le ciel et le cortège d’épicéas écrasant de leur majesté la voiture essoufflée. Le voyage durait depuis si longtemps – des mois, des années, des siècles peut-être – que l’occupante ne se souvenait plus pourquoi elle s’en était allée si vite, ni la destination de ce long périple.
Appuyant sa tempe contre le carreau, elle observait la lune, pleine cette nuit-là. La beauté de l’astre ne parjurait en rien celle de la dame. Au contraire, elle se reflétait sur son beau visage d’ivoire, ravivait le rouge gourmand de ses lèvres d’enfant et cristallisait les larmes sur ses joues de porcelaine. Elle portait le deuil comme une parure des plus délicates.
La belle se surprit soudain à rêver. Et quels merveilleux songes que de se remémorer les doux moments à s’aimer ! Les premiers instants cruciaux décidant d’un amour impérieux ou d’un regard à jamais étranger, les premiers gestes, caresses bien vite évanouies mais combien de fois bénies ! Les premières paroles, ses premières paroles, de simples mots, doux compliments aux pouvoirs charmeurs des chants et berceuses d’antan.
A la cour des amours, il s’était proclamé roi, ce bel amant, poète éhonté pour qui elle se serait volontiers damnée mille fois. Bien que maître d’un esprit délié que magnifiaient les années, il fut toujours d’une jeunesse et d’une fraîcheur exaltantes. Les dames le faisaient bien rire et les hommes l’ennuyaient à mourir, mais lorsqu’il aperçut cette jeune première un soir sans lune, ce fut comme si, enfin, elle se levait, bouleversante.
Comme une valse d’automne, un parfum de velours, un murmure amoureux, un baiser volé, l’alchimie entre ces deux romantiques avait éclaté en passion obsédante. De leur amour transcendant, vertigineux, ils atteignirent les cimes ennuagées, et tissèrent une chrysalide dorée. La Vie et ses furies ne pouvaient les séparer. Mais la Mort, belle joueuse, entra dans la danse et créa ses propres pas. Virevoltant comme une endiablée, elle avait enlacé le bel adoré peu de temps après l'hyménée et après l’avoir enivré de ses poisons, avait emporté la pauvre âme dans son palais de glace et d’épouvante.
De nouvelles larmes engloutirent ses joues, plus voraces, moins amères. Aux alentours, le monde changeait. Une brume opaque voilait désormais la lune. Elle semblait dessinée au crayon à papier par un peintre bohème. Le carrosse roulait sur une chevelure d’ange et les chevaux prenaient l’allure de créatures fantasmagoriques. Le monde changeait.
La brume est un palier et la lueur lunaire éclaire ceux qui le passent. La brume fait perdre au réel son immanence. La brume est un monde de chimères.
Une main glaciale vint essuyer les dernières larmes de la belle mais elle n’y fit pas attention, elle savait qu’il lui était désormais impossible de le voir. A sa mort, il ne l’avait pas quittée. Son bel amant logeait dans son coeur et aimait hanter ses rêves. Toutes les nuits, ils avaient dansé sur des airs composés rêve après rêve. Il l’avait emmenée en des endroits merveilleux contre lesquels la raison aimerait guerroyer, si elle en connaissait seulement l’existence. Mais cette vie onirique n’assouvit pas longtemps sa soif d’existence car il trouva un moyen de se dérober au trépas.
Cela avait commencé dans les couloirs de la demeure conjugale. De vieux corridors tapissés de tableaux poussiéreux. Les regards glauques des ancêtres fixés sur le tableau d’en face, sordide fusillade dans une galerie des glaces. La douce esseulée aimait inverser le sens de certains tableaux, pour que ceux d’en face puissent se moquer de leur rivaux et ainsi raviver la dispute haineuse. A qui aura le regard le plus tyrannique, la posture la plus royale, la moue la plus dédaigneuse, le corps le plus recouvert de bijoux, les mains chargées de sceptres et autres symboles de pouvoir. Stupide guerre éternelle d’un mur contre l’autre.
Mais un jour, le conflit s’était éteint, la tension évaporée tandis qu’un silence de mort s’installait. La belle, s’aventurant dans les couloirs, avait trouvé les tableaux fort ternes, sans présence. Quelque chose ici aspirait toute la vie. Elle fit quelques pas et une bourrasque surnaturelle, un souffle intime balaya sa chevelure, murmura à son oreille. Un soupir glacial mais familier et tendre, comme une caresse, comme ses caresses. C’était bouleversant, effrayant même, et elle en voulait encore. Une semaine durant elle ne put quitter les couloirs du soupirant, s’enivrant de son souffle.
Une nuit cependant, elle regretta la chaleur de sa couche et regagna sa chambre. Engouffrée sous les couvertures, elle attendait le sommeil. Mais quelqu’un d’autre vint à sa place distraire sa nuit. A nouveau une bourrasque, accompagnée cette fois ci d’une douce lueur. Elle gonfla les voiles opalins de la fenêtre, les anima, les façonna. Ils prirent forme et vie, la forme de son corps, la vie de son esprit. Des bras de satin réclamèrent l’étreinte de leur douce, mais celle-ci eut un mouvement de recul.
Alors la magie, soudain, s’évanouit, pour cette nuit-là seulement. Car l’amant, dès le lendemain, ne la quitta plus. Il devint son ombre, son parfum. En ce temps-là, il avait été son aura. La belle devint de plus en plus resplendissante et son entourage fut troublé par ce fascinant magnétisme, plus encore par le tarissement de ses larmes. Parfois, il lui était même arrivé de sourire ! Elle penchait la tête vers une épaule comme pour écouter une confidence, et souriait, rougissait, caressait de son regard celui que les autres ne pouvaient voir. Le soleil couché, elle se réfugiait dans sa chambre et courait jusqu’à son lit, où l’attentait l’être adoré. Il la berçait au creux de ses bras, et les yeux de sa femme flamboyaient.
Encore à ce moment, dans le carrosse, elle rayonnait, malgré la rivière sillonnant ses joues. Le carrosse s’était arrêté. La dame appela son cocher mais celui-ci ne répondit pas. Elle l’aperçut au loin, enveloppé de brume. Il accueillait un homme au misérable aspect et à la stature effrayante. L’ogre portait une pelle que le brouillard maquillait en instrument de torture. La belle hoqueta d’horreur. Elle appela de nouveau son cocher, mais la détresse resta sa seule réponse. Le cocher revint au carrosse et invita l’étranger à monter à côté de lui, puis reprit les rênes et sa course effrénée. Il ne restait plus beaucoup de temps. Bientôt le jour se lèverait et son crime serait découvert.
Mais l’amour rend aveugle et même si l’être aimé disparaît, la lucidité, elle, ne revient pas. Au contraire, la perte de l’amour véritable plonge l’endeuillé dans une léthargie insurmontable. Aussi, la belle ne réagit pas plus que de mesure devant la dangerosité de la situation et se replongea dans ses rêveries.
Comme elle aurait aimé l’enlacer une dernière fois, enfouir son visage dans le creux de son cou et y déposer un baiser. Comme elle aurait aimé pouvoir le retenir ! Mais la Mort ne prête pas ses jouets, et quand ceux-ci tentent de s’enfuir pour en retrouver une autre, elle se fâche comme une enfant capricieuse. Entendant un matin sa geôlière approcher, il écrivit en toute hâte un mot à son aimée, puis se retourna, souriant à la Mort et fut happé.
La veuve était entrée à ce moment dans la chambre et, sans rien voir de la scène (elle ne parvenait plus à voir son amour, et sa Meurtrière lui était toujours invisible), elle comprit ce qui se passait, car ce fut comme si on lui arrachait le coeur une seconde fois. Elle découvrit le mot. Reconnaissant l’écriture, l’éplorée le parcourut avidement. Soudain, on le lui prit des mains. Elle releva la tête mais ne vit personne. Le morceau de papier s’était envolé par la fenêtre. La belle se souvint avoir enjambé la fenêtre et le balustre du balcon, d’avoir sauté dans la cour et couru à en perdre haleine. La distance n’existait plus, la neige, les milliers d’aiguilles sous ses pieds nus n’existaient plus, le temps n’avait plus aucune valeur, seul ce morceau de papier rapiécé importait. Il était la preuve de l’éternel amour de son bel évanoui. Il l’avait amené fort loin de sa demeure, aux Falaises de l’Abandon. Tandis que le vide l’aspirait, la désespérée tenta en un dernier effort de l’attraper, mais elle échoua et retomba dans le gouffre de son chagrin.
Elle s’y trouvait encore lorsqu’elle remarqua un changement dans le décor de ses tourments. Le carrosse s’était de nouveau arrêté. La veuve ne reconnut pas tout de suite l’endroit où l’on avait emmené. Le ciel était désormais couvert et la lune fébrile se cachait derrière la horde de nuages. La nonchalante brume s’attardait autour de petits monticules. Il y avait des sentiers de dalles blanches qui luisaient comme des écailles reptiliennes. Et de tous côtés des fleurs, de magnifiques fleurs, notes de couleur dans cet océan grisâtre. Dans la brume, elles flottaient, semblaient ne pas toucher terre, comme s’il s’agissait de torches multicolores portées par un cortège invisible. La douce ne reconnaissait pas cet endroit, même si elle ou une part d’elle sentait y être déjà venue.
Elle se pencha à la fenêtre et appela son cocher, mais celui-ci était en grande discussion avec l’ogre. La douce n’y comprenait pas grand-chose, ils parlaient si doucement, et la voix de l’étranger était gutturale et fort discordante.
« Il est primordial que vous n’en parliez à personne. Votre silence sera bien payé, je peux vous l’assurer. Prenez déjà ceci » - un cliquetis métallique - « je gage que le reste éclipsera ce petit acompte. »
« Ne craignez rien, monsieur. Je n’ai pas pour habitude de parler de mon travail. Les gens l’estiment fort peu. Bien trop répugnant pour eux. » Un ricanement. « Personne n’aime se salir les mains. »
« C’est un travail comme un autre. La mort est de toute façon inévitable. » Un soupir. « Prenez donc vos lugubres outils, il est temps. »
Horrifiée, la belle chercha un moyen de sortir, ou de se défendre. Une sorte de grand coffre noir qu’elle n’avait encore jamais vu bloquait la porte de derrière. Brusquement celle-ci s’ouvrit et la tête hirsute de l’étranger surgit de l’ombre. Il empoigna fermement le coffre et entreprit de le sortir du carrosse. Le cocher, en venant l’aider, jeta un coup d’oeil au sombre intérieur du véhicule.
« Nous sommes enfin arrivés, madame. »
Elle sortit à la suite du coffre, recroquevillée sur elle-même, souhaitant être invisible, du moins le temps de s’enfuir. Mais la lune, devenue sa rivale, triomphait de sa clarté sur l’obscure tourmente. Le coffre, en face de l’effrayée luisait comme un lac souterrain. Chaque détail ornait à la perfection ce qui se révéla être un cercueil. L’infortunée manqua de défaillir. Elle mit une main à la bouche, écarquilla encore plus les yeux, même si cela semblait impossible, et recula. Trébuchant aussitôt sur un monticule de terre fraîche, elle retomba tout près d’une grande fosse. Elle mit un moment avant de comprendre que le hurlement d’outre-tombe qu’elle entendait était le sien. Les hommes ne lui prêtaient aucune attention tandis qu’elle fixait maladivement le décor de sa mort certaine, sinistre cimetière. Ils discutaient sans aucun remords.
« Une fort belle femme oui, pour sûr. Du gâchis, vraiment. »
« Assurément, la folie aura eu raison d’elle. La folie ou le désespoir. Son époux, mon regretté maître, était mort depuis un mois seulement, qu’elle se mit à parler, agir fort étrangement. Nous pensions que cela passerait mais nous l’avons retrouvée avant-hier au pied des falaises de l’Abandon, un mot à la main confirmant nos pensées. Elle s’était fait passer de vie à trépas. Un suicide. Sa religieuse famille n’accepte pas qu’elle ait des funérailles respectables, qu’elle rejoigne la tombe de son cher et tendre. »
« C’est donc vous qui avez décidé de l’emmener ici, un vrai romantique, pour sûr ! Vous ne supportiez pas de voir séparés les deux tourtereaux ! »
« Non, c’était un souhait de mon maître. Dans la vie ou dans la mort, ne jamais être séparé de son aimée. »
L’aimée, elle, entendait leurs mots sans les comprendre. Ils étaient bien trop insensés. C’était impossible. Elle n’avait pas sauté. Elle n’en avait pas le souvenir. Pour preuve, elle n’avait pas écrit ce mot, c’était le sien. C’était son écriture à lui, qui était mort depuis un mois. Lui qui revenait la hanter, la bercer, l’embrasser. C’était son parfum, sa voix, ses bras. Était-elle réellement devenue folle ?
Submergée par la terreur, la douce remarqua cependant un détail. Son coeur, qui aurait dû tambouriner à sa poitrine, était silencieux. Il ne battait pas. L’effroyable constatation aspira le sang de son visage, la couleur de ses lèvres. Elle approcha du cercueil que les hommes avaient ouvert et regarda à l’intérieur. Elle y vit la Mort revêtue de ses traits. Une insidieuse torpeur se glissa jusqu’à ses jambes et brisa leur maintien. De ses yeux hagards, elle observa les tombes autour d’elle, s’arrêta sur un portrait incrusté dans une pierre tombale. Elle suivit la perfection des traits du défunt, la douceur de ses lèvres, l’extase de son regard. Il lui sembla respirer à nouveau, comme si le poids du monde, du destin humain se retirait de ses épaules. La Morte regarda autour d’elle, certaine de le voir. Il vint comme à son habitude, avec la brise. Ses contours s’affinèrent tandis qu’il caressait en un souffle les joues de sa belle. Elle sauta dans ses bras, il la souleva et la fit tourner. Ils dansèrent sous la lune et les hommes de chairs et d’os, furent pris de frissons.
Peut-être dansent-ils encore aujourd’hui, ni la vie, ni la mort n’aura pu attiser leur passion enivrante.
Laissant les amants à leurs retrouvailles, le cochet et le fossoyeur remontèrent précipitamment dans le carrosse. De la poche du conducteur dépassait un morceau de papier plié en deux. Le vent fouettant la voiture arracha la feuille rapiécée de son abri mais le fossoyeur l’attrapa à temps. Il regarda son complice, un sourcil interrogateur. Ce dernier acquiesça. Ouvrant le papier, il y reconnut l’écriture d’un dandy.
En belles lettres était inscrit : Ensemble à Jamais.
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le 16-06-2009 à 17h36 | Tout en élégance ^^ | |
Un thème immortel, contrairement à nous, traité de manière très classique (comme Eltanïn, on te vois venir, mais on lit quand même) mais très élégante. Avec, somme toute, peu d'action, tu parviens à nous porter sans encombre au bout du texte. Quelques remarques, évidement : - une répétition du mot "tableau", 3 fois dans le même paragraphe, pas assez pour que ça fasse vraiment voulu et trop p... |