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Mignonne, allons voir si la rose...

1

La fillette descendit les marches du perron en boitillant, prenant garde à ne pas trébucher sur les pierres disjointes. Elle serrait contre elle un broc ébréché en fine faïence, relique dérisoire d'une opulence défunte. Elle s'avança sur l'immense pelouse défoncée par les impacts de bombes. Au fil des ans, les herbes folles avaient recouvert les cratères profonds et les ornières de chars. Au loin, la lourde grille rouillée battit contre le mur et un tourbillon de poussière ocre s'engouffra dans le jardin. La fillette se parlait à elle-même tout en marchant :

- ...plus beau le matin. Pas de tempête. Deirdre n'aime pas les tempêtes...
Elle ne devait pas avoir plus de sept ou huit ans et était chétive. Sa robe de velours vert sombre, gonflée par des jupons, était usée et déchirée par endroits. Elle portait des bas blancs dans des souliers vernis poussiéreux et un petit tablier. Un ruban aux couleurs passées retenait ses boucles blondes. Sa chair était marquée de cicatrices pâles et une ecchymose violacée fleurissait sur sa tempe.

Arrivée au puit, elle grimpa sur une caisse de bois et se pencha sur la margelle. Elle fit basculer le seau et le regarda s'enfoncer dans les ténèbres. Les grincements de la poulie brisèrent un instant le silence, puis le choc sonore avec l'eau, repris par l'écho. L'enfant saisit la corde et commença à tirer. Lentement, en haletant sous l'effort, elle remonta le seau. Elle s'épongea le front, remplit son broc d'eau trouble et reprit le chemin de la maison.

Le jardin était de nouveau plongé dans un calme irréel, que ne troublait nul son humain ou cri de bête. Le ciel orange, parcouru de lourds nuages d'orage, était vide d'oiseaux. Au-delà des murs de la propriété, on apercevait les décombres calcinées des maisons, la chaussée envahie par le lierre, les silhouettes décharnées d'arbres morts. Le vent charriait une tenace odeur de cendres. Les bourrasques remontaient l'allée et venaient agiter les rideaux en loques de la maison. Autrefois d'un luxe élégant, celle-ci n'était plus qu'une ruine comme les autres dans la ville dévastée. Un pan du toit s'était effondré, emportant l'une des tourelles. Les murs étaient défoncés, les lucarnes à vitraux crevées ; la peinture lépreuse avait pris une teinte brunâtre. Les pierres noircies du perron s'alignaient comme des chicots dans la bouche d'une momie. Les restes d'une porte à demi arrachée se balançaient mollement sur un gond.

La fillette franchit le seuil, traversa le hall obscur et déposa le broc à l'entrée de la cuisine. Elle marmonnait toujours à voix basse :

- De l'eau pour le thé. Deirdre doit se dépêcher. Aller en bas chercher la nourriture. Pour le déjeuner de Père. Ce n'est pas le vrai père de Deirdre, non...
L'enfant longea le couloir en claudiquant, son talon gauche claquant plus fort sur le carrelage. Elle fit jouer un briquet et alluma une chandelle. Non, ce n'était pas son père. Il l'obligeait à l'appeler ainsi mais elle se rappelait une époque où elle ne vivait pas ici avec lui, mais avec ses vrais parents. Elle était très jeune alors et ses souvenirs étaient confus. Il y avait une petite cour où elle jouait au ballon, un gros chat roux aussi, et des beignets aux pommes recouverts de sucre.

Une nuit, le ciel avait brusquement pris feu et l'horreur s'était déchaînée. Les rues s'étaient emplies de hurlements et du son strident des avions passant très bas. Le vent avait apporté des relents de chair carbonisée. La fillette s'était cachée sous son lit en pleurant tandis qu'une brusque vague de chaleur secouait la maison. Elle s'était sentie tomber avant de plonger dans le noir. A son réveil, elle ne pouvait rien voir et un poids énorme lui écrasait les jambes. Sa bouche était pleine d'un goût salé. Elle avait toussé puis avait appelé à l'aide. Au bout d'un temps très long, il y avait eu du bruit au-dessus d'elle. Il l'avait entendu crier et dégageait les gravats qui la recouvraient. Quand il l'avait soulevée pour l'emporter, elle avait vu le ciel rouge, les ruines à demi fondues et tous les cadavres noircis, dans des positions grotesques. Depuis lors, elle était restée avec lui.

L'enfant ouvrit la porte de la cave et s'engagea avec prudence dans l'escalier en colimaçon. Elle écarta de la main une toile d'araignée qui se collait à ses cheveux. La chandelle jeta une lueur tremblante sur la voûte de briques, dessinant le contour de multiples caisses, sacs de jute, containers métalliques. Des étagères couvertes de bouteilles, de conserves et de bocaux s'alignaient le long des murs, se perdant dans les ombres. La fillette choisit un paquet de biscuits, une boîte de haricots et une de jambon cuit et rebroussa chemin. Son murmure continu résonnait dans la pénombre :

- ...faire la cuisine. Et puis nettoyer les chambres. Si ce n'est pas propre, Père battra Deirdre.
Un frisson parcourut l'enfant et elle accéléra encore le pas. Elle ajouta pour elle-même :

- Père frappe souvent. Ce n'est pas le vrai père de Deirdre, non...
Dans la cuisine, elle ouvrit les conserves, monta sur une caisse pour atteindre le réchaud et mit le repas à cuire avec les gestes adroits et rapides qu'engendre une longue habitude. Pendant que la viande commençait à grésiller et à exhaler ses parfums, elle pensa à Père. Il était souvent méchant avec elle. Il la battait. Alors qu'elle n'avait rien fait ! Il lui mettait des machines bizarres sur la tête et lui faisait boire des liquides amers. Parfois, elle était très malade. Un jour, tous ses cheveux étaient tombés. Un autre, elle avait eu une cloque et plein de petites bestioles en étaient sorties. Elle n'aimait pas du tout quand Père faisait ses expériences.

Avant, c'était un grand savant. Il étudiait les plantes. Il lui avait dit une fois où il était gentil. Et puis, elle avait lu ses cahiers en cachette. Ils étaient pleins de magnifiques dessins de fleurs. Et il y avait des pages qu'elle ne comprenait pas, avec beaucoup de chiffres. Elle allait souvent dans le laboratoire quand Père n'y était pas. Elle regardait les machines aux écrans morts et tous les animaux dans des bocaux. Il y avait même un chat ! Maintenant, on ne voyait plus aucun chat dehors. Père l'avait battue quand il avait su pour les cahiers. Il aimait vraiment beaucoup les plantes. Il en avait de très grandes, dans la serre. Mais il ne pouvait pas les voir. Il avait trop peur du dehors. Avant, il sortait et courait droit à la serre, en regardant le ciel. Mais il ne sortait plus du tout maintenant.

Le repas était prêt et la fillette arrangea le tout sur un lourd plateau qu'elle emporta dans le hall. Arrivée devant la porte du laboratoire, elle déposa le plateau sur le sol, frappa une fois et s'enfuit dans le couloir. Elle se dissimula derrière une épaisse tenture ocre et attendit en retenant son souffle. Un rayon de lumière se dessina dans l'embrasure de la porte et la silhouette malingre du savant apparut à contre jour. L'enfant respira une vapeur âcre et entendit le bruit de l'eau qui bouillonne. Le savant tourna lentement la tête dans sa direction et fouilla les ténèbres de derrière ses lorgnons. Son cou se tordit un instant en un tic nerveux mais il ne sembla pas la voir. Il tira le plateau et referma la porte.

La fillette émergea du rideau et esquissa un sourire. Elle traversa le hall en chantonnant et gravit l'immense escalier de bois sombre. Dans sa chambre, trônaient un phonographe et une pile de disques. Sur les murs étaient épinglées des photos défraîchies de danseuses, légères et gracieuses dans leurs tutus de plumes. Sur une commode bancale, la petite avait rassemblé des bibelots hétéroclites, brisés pour la plupart, glanés dans les décombres. Elle choisit un disque, le déposa sur l'antique appareil, remonta le mécanisme à manivelle et ajusta précautionneusement l'aiguille. Il y eut quelques craquements, puis un son éraillé sortit du pavillon. L'enfant leva les bras en souriant et se mit à tourner sur elle-même.

2

Le soleil était haut à présent dans le ciel safran mais il restait dissimulé derrière les nuages. Un vent fort s'était levé et les rafales s'engouffraient en sifflant entre les murs. Le paysage ravagé était zébré de décharges électrostatiques. La fillette marchait courbée sous les bourrasques. Elle contourna la maison et s'engagea dans la cour de derrière, tressaillant à la vue de la serre. Celle-ci était énorme, haute et longue, toute de verre et d'acier. Les montants de métal corrodés s'entrelaçaient en motifs végétaux. Derrière les vitres sales dont certaines s'étaient brisées, on apercevait de grandes ombres vertes.

La fillette avait inconsciemment ralenti jusqu'à s'arrêter à quelques mètres de la serre. Elle déglutit puis se retourna lentement vers la maison. A travers un carreau, le savant l'observait. Ses yeux, déformés par ses lorgnons, paraissaient énormes tandis qu'il la fixait. L'enfant porta la main à l'hématome sur sa joue. Tremblante, les lèvres serrées, elle reprit sa route et pénétra dans la serre.

A l'intérieur régnait une atmosphère tiède et moite. La végétation remplissait presque tout l'espace et des lambeaux de brouillard rampaient dans les allées. La verrière, à peine visible entre les feuillages, dispensait une luminosité crépusculaire. Un lointain écho de gouttes d'eau émanait d'un dispositif récupérant la pluie. L'enfant s'adossa un instant à la porte, inspirant avec difficulté l'air chargé d'humidité. Elle détestait la serre. Elle détestait ces plantes. Père l'obligeait à venir. Presque tous les jours. Ce n'était pas son vrai père, non.

La fillette se redressa, lissant sa jupe d'un geste machinal, et se dirigea vers l'étagère. Le meuble métallique avait viré au brun sous l'effet de la rouille et les planches étaient couvertes de mousse. Des objets hétéroclites s'entassaient : boîtes en fer corrodées, éprouvettes, fioles de verre dépoli, sécateurs... L'enfant saisit un grand arrosoir couleur d'anis et versa dedans une poudre grise. Puis, elle alla le remplir à la cuve. Le robinet laissa échapper un grincement sinistre avant de cracher un liquide trouble. La petite reprit son fardeau et s'engagea dans l'allée, le tunnel de verdure se refermant sur elle. Ses pas étaient lents et elle jetait de brefs regards de droite et de gauche. Son estomac formait une boule douloureuse.

Les plantes étaient gigantesques. Les plus petites atteignaient déjà trois fois la hauteur de l'enfant. Elles poussaient dans des bacs peu profonds, emplis d'une terre pâle et poussiéreuse, depuis longtemps vidée de tout nutriment. Certaines avaient fait exploser leur pot sous la pression de leur luxuriante croissance et leurs racines rampaient sur le carrelage comme une chevelure de méduse. Chaque plante était différente, tantôt touffue, tantôt élancée, parfois velue, parfois visqueuse. Elles avaient progressivement occupé toute la serre et leurs lianes entremêlées partaient maintenant à l'assaut de la verrière. Mais les plantes s'étiolaient. Beaucoup de feuilles étaient jaunies ou desséchées. Beaucoup de tiges marquées de tâches brunes. Les plantes abandonnées semblaient attendre le retour de leur maître. Et sans limite était leur végétale patience.

La petite s'arrêta au bout de quelques mètres et vida son arrosoir dans le premier bac avant de faire demi-tour. Elle s'approchait le moins possible des feuillages et, malgré la pénombre, soulevait les pieds avec précision pour éviter les racines enchevêtrées. Elle connaissait si bien le chemin qu'elle aurait pu le faire les yeux bandés. De son souffle rapide, elle aspirait l'air épais, sentant la moisissure et le sucre. Le silence funèbre lui pesa soudain et elle se mit à chanter, doucement d'abord, puis plus fort à mesure que le son de sa propre voix lui donnait du courage :

- Mon rosier a quatre fleurs,
Ho les belles roses !
Mon rosier a quatre fleurs,
D'une charmante couleur...

Elle emplit rapidement l'arrosoir, soucieuse d'abréger la corvée, et se dirigea vers la deuxième plante.

Celle-ci formait une touffe dense. Elle avait des feuilles comme des lances, recouvertes d'écailles rêches, et de longues épines effilées dont l'extrémité virait au rouge sombre. Récemment, une multitude de boutures lui avaient poussé et elles se serraient dans le pot comme autant de petits hérissons mutants. La fillette inclina l'arrosoir :

- ...quand la nuit est arrivée,
Ho les belles roses !
Quand la nuit est arrivée,
Mes quatre fleurs ont dansé...

Sa voix était un piaulement que la peur tirait vers les aigües et elle se raccrochait à la comptine comme à un radeau sur une mer démontée. Il lui semblait constamment sentir des regards hostiles posés sur sa nuque mais lorsqu'elle se retournait, il n'y avait que les immenses fantômes verts. Il faisait une chaleur étouffante mais une sueur glaciale lui coulait au creux des reins.

L'enfant remplissait l'arrosoir et le vidait, encore et encore. Elle se penchait à présent sur une plante aux formes rebondies, aux larges feuilles, certaines creuses, d'autres épanouies, d'autres encore repliées sur elles-mêmes. Des vrilles couraient à la surface de la terre comme autant de tentacules et on apercevait deux bourgeons d'un vert tendre, à l'épiderme lisse et luisant, au bout de courts pédoncules. Des lianes partant du pied avaient crevé la paroi de verre de la serre et rampaient à l'extérieur.

Le végétal suivant avait un tronc trapu et de longues tiges brunes couvertes de poils et exsudait par endroits une humeur collante. Il portait des grappes de fruits grumeleux, dont la paroi palpitait sourdement. Un fruit s'était détaché et avait explosé sur le sol, répandant une odeur fétide. Des fourmis avaient envahi l'allée et la petite les regarda découper la peau coriace et extraire les graines enveloppées de mucilage. Quand elle était plus jeune, les fourmis étaient plus petites. Elle en était sûre. Bien plus petites. Celles-ci étaient grosses comme une de ses mains... Elle s'arracha à la fascination malsaine et reprit sa tournée :

- ...qui valse avec elles ?
Qui les fait tourner ?
Messieurs, mesdemoiselles,
Tâchez de devi...

La fillette se figea d'un seul coup. Elle avait entendu un bruit, une sorte de craquement sec. Son coeur sauta deux battements puis reprit sa course effrénée. Elle resta un instant tétanisée, les doigts douloureusement crispés sur la poignée de l'arrosoir. Puis, frissonnante, elle se redressa et balaya la serre du regard, écarquillant les yeux pour percer les ombres et la brume. Une goutte de sueur perla sur sa tempe et roula le long de sa joue. Elle recula lentement, testant le sol du talon pour ne pas trébucher. Elle avait de plus en plus de mal à respirer et les feuillages lui semblaient se rapprocher insensiblement. Soudain, une branche se détacha du plafond et s'écrasa à ses pieds dans un épouvantable fracas. L'enfant poussa un cri perçant et détala, traînant derrière elle sa jambe boiteuse.

Une heure plus tard, quand le savant ouvrit la porte de la chambre, il vit le grand arrosoir vert anis, sur la moquette que l'eau renversée rendait plus sombre. La fillette était recroquevillée dans le coin du mur et paraissait encore plus minuscule qu'à l'accoutumée. Ses yeux étaient exorbités, cernés de noir, son teint livide. Elle serrait une poupée à laquelle manquait un oeil. Ses lèvres minces remuaient et le savant du se pencher pour entendre :

- ... la serre... Deirdre ne veut plus... pas la serre... Deirdre ne veut plus...

3

L'enfant déposa la poupée dans le landau et dit d'une voix exagérément pincée :

- Il est l'heure de la promenade de Mademoiselle. Que Mademoiselle veuille bien prendre place.
La poupée était une grande figurine de porcelaine articulée. Elle portait une robe noire à col de dentelle et des souliers vernis à boucle. Ses cheveux avaient brûlé et restaient rêches et broussailleux malgré les efforts de la fillette pour les lisser. Les joues peintes en rose étaient craquelées et l'unique oeil de verre à la prunelle bleue fixait sur le monde un étrange regard de cyclope.

La petite s'engagea dans le couloir obscur en chantonnant. Le long des murs s'alignaient des appliques de fer forgé et des tableaux sur lesquels on apercevait des figures blêmes et austères. Elle traversa des salons où s'alignaient des fauteuils d'un jaune défraîchi. Sur les coussins, la poussière s'accumulait comme de la neige. Les pièces étaient immenses et hautes de plafond. Sur les montants d'une cheminée, des moulures de plâtre fissurées figuraient des bouquets de rose. Les meubles délabrés étaient sculptés de grimaçantes figures de faunes. Des ombres s'étiraient derrière les tentures en loques. La voix de l'enfant résonnait dans la maison déserte comme elle l'eût fait dans une grotte :

- ...et si vous êtes bien sage, nous ferons du thé tout à l'heure. Un thé bien chaud fera du bien à Mademoiselle...

Elle pénétra dans un salon plus petit, vide à l'exception d'un guéridon laqué. La tapisserie émeraude, aux larges motifs floraux, suintait d'humidité. Des araignées prospéraient sur les vieux lustres électriques, qui plus jamais ne luiraient. L'enfant déposa sa poupée sur un épais tapis vert qui dégageait une vague odeur de moisi :

- Le parc est bien agréable quand il n'y a pas de tempête, n'est-ce pas, Mademoiselle ?

Une explosion ébranla soudain la maison avec un bruit sourd. Le plancher émit un craquement sinistre tandis que de la poussière de plâtre tombait du plafond en une pluie fine. La fillette se précipita à la fenêtre et scruta anxieusement le ciel. Mais elle n'y vit que les gros nuages cuivrés et, au loin, la mince colonne d'une tornade de poussière. Elle traversa la pièce à pas de loup et, un doigt sur les lèvres, fit signe à la poupée de faire silence. Elle longea le couloir et, arrivant sur le palier, se tapit derrière la balustrade de l'escalier. Un cri strident résonna dans le hall en contrebas, suivi d'un fracas de verre brisé. La porte du laboratoire était ouverte et des volutes de fumée âcre s'en échappaient en tourbillonnant. La silhouette du savant en émergea lentement, agitée de quintes de toux. La fillette ne l'avait pas vu depuis sa frayeur de la serre, plusieurs jours auparavant. Elle se pelotonna d'avantage derrière la moulure de bois et observa en silence.

Le savant était petit et très maigre. Ses membres étaient noueux, tordus comme des racines sèches. Des lorgnons à monture de fer, aux verres épais, lui donnaient le regard globuleux d'un batracien. Le côté gauche de son visage avait été brûlé par les radiations. La chair avait fondu et coulé comme de la cire, dessinant d'étranges volumes. Sa blouse était souillée de tâches brunes et du sang tombait goutte à goutte de coupures sur ses mains, sans qu'il semblât y prêter la moindre attention. Il tenait une fiole fendue dont s'élevait une légère vapeur. Il la contempla un instant d'un air hagard, comme s'il en découvrait l'existence avant de la fracasser rageusement au sol. Puis, il se mit à marcher de long en large en maugréant :

- ... encore raté ! Un problème de dosage des molécules actives. Je ne trouverai jamais cette formule... jamais cette formule... formule...

Sa voix était rauque et la démence la rendait instable : certaines syllabes sonnaient bien plus fort que d'autres. Il accéléra le pas, au comble de l'énervement, et se mit à décrire de grands cercles dans le hall :

- Passé ma vie sur ces recherches ! Les radiations, toujours les radiations. La demi-vie est trop longue... trop longue... longue... On ne reverra jamais de fleurs sur cette foutue planète. La solution est là mais je ne peux pas la saisir ! Tout cela est voué à l'échec... voué à l'échec... échec...

Il poussa un long hurlement de frustration et, se ruant sur le mur, s'y frappa violemment le front. L'impact le fit vaciller et ses yeux roulèrent follement dans leurs orbites. Alors seulement, il sembla se calmer. Il prit plusieurs inspirations profondes et, se tournant vers une horloge arrêtée depuis plusieurs années :

- Il est temps... d'aller rendre visite à ma tendre épouse...

Entendant cela, la fillette recula le long de l'escalier, marchant à quatre pattes sur le tapis pour ne pas se faire voir. Elle courut à la chambre, entra et referma la porte derrière elle. Elle passa devant la femme du savant, étendue entre des draps d'une blancheur immaculée, ses longues boucles cuivrées étalées sur l'oreiller bordé de dentelle. Elle ouvrit la porte du placard et se glissa promptement entre les toilettes défraîchies aux senteurs de naphtaline. Elle colla son visage contre l'interstice de la porte, frôlant un manteau de fourrure à la douceur morbide.

L'enfant avait pris l'habitude de se dissimuler ainsi et d'espionner le savant quand il venait parler à sa femme. Elle n'eut que quelques minutes à attendre avant qu'il n'arrivât. Il se pencha sur la forme allongée et l'embrassa délicatement sur le front. Puis, il tira une chaise et prit la main de son épouse dans les siennes :

- Comment va la plus belle des fleurs, aujourd'hui ?
La femme ne répondit pas. Elle ne parlerait plus jamais. Elle était morte depuis si longtemps que son corps était momifié. Sa peau était parcheminée, d'une couleur noirâtre qui contrastait avec la splendide chevelure lustrée, aux reflets d'acajou. Les lèvres desséchées s'étaient rétractées et découvraient les dents en un hideux rictus. Son bras gauche avait été arraché à hauteur de l'épaule et il n'en restait que des lambeaux de peau et de ligaments. Des draps de fine cotonnade et une couverture tricotée au crochet recouvraient le cadavre jusqu'à la poitrine. Au-dessus, une nuisette de satin rose révélait les côtes pratiquement à nu.

Le savant caressa tendrement la main en forme de serre. La fillette savait que cette main était rugueuse et légèrement friable. Elle l'avait déjà touchée. La morte ne lui faisait pas peur. Elle en avait déjà vu dans les ruines quand elle allait jouer. Souvent. Ils ne pouvaient rien faire les morts. Puisqu'ils étaient morts ! Au début, ça puait drôlement dans la chambre. Mais plus maintenant. Père ne le sentait pas. Ce n'était pas son vrai père, non.

Le savant parlait à sa femme d'une voix douce et son sourire tirait sur la peau ravagée de sa joue irradiée :

- ... et mes expériences ne se passent pas exactement comme je le souhaiterais. Tout cela est si complexe... si complexe... complexe... Quand j'aurai trouvé la solution, la vie pourra renaître sur ce monde maudit. Tous ces poisons, cette pollution !
Sa voix montait dans les aiguës puis redescendait brusquement les octaves. Il poussa un profond soupir.

- J'ai besoin de temps. Le temps, c'est tout ce qui compte. Ha ! Si j'avais eu ne serait-ce que quelques jours de plus pour terminer le bunker ! Tu ne serais pas morte... pas morte... J'aurais du être plus rapide ; pardonne-moi ma tendre amie.
Il se pencha pour baiser la main desséchée de la défunte. Puis, il retira ses lorgnons embués et les essuya soigneusement.

- Ma vie est si insipide à présent... Pas même la consolation de m'occuper de mes plantes. Je devrais de nouveau essayer d'aller à la serre. Peut-être puis-je surmonter cette phobie... surmonter cette phobie... phobie...
Une violente bourrasque secoua la vitre et la poussière frappa le verre en grésillant. La fillette s'épongea le front ; il commençait à faire chaud dans le placard.

- Je ne suis pas réellement obligé de sortir. Les provisions sont suffisantes pour des années. Je suis allé très loin pour les trouver. Et je n'ai jamais vu personne. Non, personne. Allons, je te laisse te reposer, ma chérie. Mais ne t'inquiète pas, je reviendrai bientôt.

Se levant, le savant lâcha la main calcinée du cadavre, qui demeura tendue, raide comme une branche. Puis, il quitta la chambre à pas feutrés.

4

Elle était revenue à la serre. Il l'avait battue avec une branche de saule, cinglant ses bras nus qu'elle croisait sur son visage pour se protéger. La chair pâle zébrée de pourpre offrait avec le velours pers de la robe un contraste sinistre.

- Deirdre ne voulait pas. Père l'a obligée. Ce n'est pas le vrai père de Deirdre, non...
La fillette referma derrière elle la porte de verre et alla remplir l'arrosoir. Puis, elle s'avança lentement dans l'allée. Les monstres chlorophylliens l'attendaient, immobiles dans leurs bacs. Elle apercevait leurs grandes silhouettes sombres à travers la brume. L'espace d'un instant, sa vue se voila et elle se sentit au bord de la nausée. Elle s'arrêta et aspira avidement l'air humide.

- Deirdre doit y aller. Sinon, Père la battra encore plus fort... Juste des plantes... Elles ne peuvent pas faire de mal à Deirdre. Juste des plantes... Deirdre va se dépêcher, oui. Elle va chanter sa chanson. Tant que Deirdre chante sa chanson, elle sera en sécurité. En sécurité.

L'enfant fredonna le début de la comptine. Le murmure tremblant de sa voix troublait à peine le silence mortuaire. Elle raffermit sa prise sur l'arrosoir et commença son circuit, vidant l'eau sur la terre desséchée, puis en puisant de nouveau, et la vidant un peu plus loin...

- Mon rosier a quatre fleurs,
Ho les belles roses !
Mon rosier a quatre fleurs...

Les végétaux étaient exsangues, leurs feuilles pendant mollement le long des tiges jaunies. La fillette arpentait rapidement les allées familières, se penchant pour éviter une branche, enjambant machinalement un écheveau de racines. Elle jetait des regards anxieux à la ronde, tous les sens en alerte, guettant le moindre bruit. Mais seul lui parvenait le sifflement du vent agitant les vitres.

Soudain, son pied heurta quelque chose et elle trébucha, s'étalant de tout son long. L'enfant poussa un petit cri. Sa jambe boiteuse frappa durement le sol tandis que l'arrosoir à demi-vide volait au loin. Elle se redressa précautionneusement, un peu hagarde, et s'assit. Son genou droit était écorché et le sang imbibait lentement le collant. Ses mains étaient couvertes d'une poussière brune à l'infecte odeur de musc et elle les frotta l'une contre l'autre en grimaçant avant de les essuyer sur son tablier souillé. Elle se retourna pour chercher l'origine de sa chute. Une épaisse liane avait rampé hors d'un bac et barrait l'allée. La fillette aurait juré qu'elle n'y était pas lors de sa dernière visite. Elle se releva en vacillant et chercha des yeux son arrosoir. Scrutant le fouillis végétal plongé dans la pénombre, elle finit par distinguer la forme élancée de la poignée.

L'enfant tressaillit. Pour récupérer son bien, elle devrait entrer dans le bac et traverser la répugnante verdure. Elle ne voulait pas y aller. Elle ne voulait pas les toucher... Elle les détestait ! Mais elle devait le reprendre. Sinon, Père la punirait. Et ses bras la brûlaient encore de la précédente correction. A contrecoeur, elle enjamba le rebord du bac et prit pied sur le substrat. La plante faisait plus de quatre mètres de diamètre. Ses énormes feuilles gluantes s'étalaient en corolle, certaines plates, d'autres renflées comme des ventres obèses. Du centre partaient de nombreuses vrilles qui se déployaient sur le sol.

La petite hésita. Elle apercevait l'arrosoir dans le creux d'une feuille mais, même en tendant la main le plus possible, elle ne pourrait l'atteindre. Surmontant sa répulsion, elle retroussa sa jupe et escalada la plante. Elle avança à quatre pattes sur la surface couverte de mucilage visqueux. L'angoisse lui nouait l'estomac et une sueur froide coulait désagréablement le long de son dos. La forme vert anis de l'arrosoir brillait devant elle. Elle se pencha et étendit le bras pour tenter de le saisir. A ce moment, la plante commença à bouger. La feuille sur laquelle se tenait la fillette se recourba et s'inclina lentement vers le centre du végétal. L'enfant resta un instant tétanisée par l'horreur puis la panique submergea son esprit comme une vague glaciale. Elle rampa vers le bord de la feuille mais le mucilage collant la ralentissait. Le tissu de sa robe en était totalement englué. Elle tenta en vain de se retenir tandis que la plante continuait de se replier inexorablement. Elle se sentit glisser doucement vers le fond et hurla :

- Non ! Noooon ... !
Elle bascula et plongea avec un bruit mouillé dans l'outre végétale. Elle continua de se débattre et de crier alors que l'énorme clapet se refermait sur elle. Les liquides digestifs se mirent aussitôt en action et les cris étouffés cessèrent rapidement. Seule une anglaise blonde dépassait de la gueule de la plante.

Sur le sol de l'allée, la liane commença à se rétracter en se tortillant. A quelques mètres de là, sur la terre décrépite, reposait le véritable arrosoir. Et non loin de lui, au bout d'un court pédoncule, poussait un bourgeon qui ne ressemblait pas encore tout à fait à une paire de lorgnons.

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© Estellanara



Publication : 05 novembre 2007
Dernière modification : 05 novembre 2007


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5 Commentaires :

jiji Ecrire à jiji 
le 09-12-2008 à 22h07
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Netra Ecrire à Netra 
le 24-11-2007 à 22h26
Glauque ;p
Eh bien, tu ne feras pas mentir l'adage qui veut que les Deirdre soient vouées au malheur, Est' !!! Elle est adorable cette petite plante dis-moi !
Ce que j'aime dans ton style, c'est le mélange de mots presque archaïques et d'autres flambants neufs encore dans le dictionnaire... Comme coupler parcheminée et hématome. Tu es une attemporelle qui va de l'avant, si j'ose dire.
Et c'est la premièr...

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Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 16-11-2007 à 22h47
Brrrr!!
Et pourtant, 'Roquen m'avait prévenue... Mais c'est vrai qu'elle est horrible cette histoire! Extrêmement bien écrite, ambiance parfaitement posée, c'est glauque, c'est angoissant, ça pue la terreur, bref, tout ce que je déteste! Je me sens étouffée dans ce genre de textes, moi, j'ai besoin d'un rayon de soleil, mais il est où, le Prince charmant qui viendrait sauver la petite fille pour l'emmen...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 15-11-2007 à 18h15
HORRIBLE!
… l’histoire, pas le texte ! L’atmosphère est étouffante ! Abandonnez tout espoir, vous qui entrez dans cette serre, à la suite d’une petite fille qui pourrait être la sœur de Gollum, époque mise à part… C’est très bien écrit, peaufiné jusqu’à la moindre virgule, on n’en sort pas indemne… Je ne sais pas si je vais continuer à arroser mes plantes !
Maedhros Ecrire à Maedhros 
le 07-11-2007 à 17h26
Aux fleurs les petites anglaises....
En lisant cette histoire, j'ai retrouvé le charme et la délicatesse suaves, précieuses et anachroniques dignes d'un roman du regretté H. G. Wells, d'un épisode de la 4ème dimension (la vraie, la seule, celle en N&B) ou d'un titre de Genesis (mon groupe préféré période archange forcément) qui s'intitulait : The Return Of The Giant Hogweed (sur l'album de 1971 nurseyr cryme).

Il ne me manque p...

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