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Gabrielle

La clarté mobile d'un matin ensoleillé caressait le bout d'océan réfugié dans la Baie de Saint-Caast. Dans le murmure de ces remous d'argent rythmés par un ressac tranquille, Ludovic s'avança paisiblement vers la barrière blanche qui faisait face à l'onde claire délaissée par la fin d'un été caniculaire sur les côtes bretonnes. Ludovic aimait plus que tout le mois de septembre dans cette petite station balnéaire de l'Armor. Il y soignait officiellement une pneumonie chronique, mais au fil des saisons et de sa guérison, il avait décidé d'y revenir régulièrement afin de se reposer de la fumée pesante des salons littéraires rennais. La longue promenade du bord de mer qui menait de la pension au phare s'était peu à peu muée en rituel matinal. L'air y était encore fin et iodé, la lumière vierge et douce se posait sur les couleurs vives des coques ramenées par des pêcheurs hirsutes sur le sable gris perle.

Une légère brise s'avança de l'Ouest, obligeant Ludovic à rajuster sa redingote noire. D'un pas agile, il quitta le confort de la barrière et se dirigea vers le café le plus proche, une petite terrasse protégée du vent dans laquelle il avait ses habitudes. Quelques minutes plus tard, la patronne lui apporta un café noir, boisson encore rare en Bretagne mais à laquelle la vie rennaise bretonne l'avait accoutumé. Sur son plateau était posé le courrier de Saint-Malo qu'il parcourut négligemment, négligeant les incidents de cabinets d'une troisième république encore neuve mais déjà décevante, faite de compromissions hypocrites entre un libéralisme ravageur et un étatisme borné. Il avait d'abord abandonné la politique, avant même que sa femme ne le quitte pour un quelconque sous-secrétaire d'état qui lui promettait le luxe mondain des soirées parisiennes. En regardant les enfants de la patronne tyranniser le vieux chien de la maison, leurs visages à peine réveillés et encore barbouillés de rêves il eut un pincement au coeur, une brusque nostalgie de ces instants naïfs qui rendait dérisoire ses trente années de survie au sein d'un monde adulte, ses amours adolescentes idéalisées jusqu'à l'absurde, son mariage d'intérêt avec une petite fille modèle de la bourgeoisie rennaise, sa rente étrangement suffisante pour une sombre étude sur les romantiques de 1848... les feuilles tombaient les unes après les autres, automne irrémédiable d'une vie d'ennui dont le tronc sec et noir dépérissait à l'abri des bourrasques du quotidien, baigné par un soleil qui éclairait sans réchauffer ses moments de lucidité douloureuse. Ludovic savait que ce lieu et cette époque était ce qui ressemblait le mieux à son âme, ce charme un peu morbide des volets clos sur les maisons désertes, la persistance d'une lumière pâle sur des souvenirs futiles...

La rumeur claire d'une bicyclette égaya soudainement les pavés de la promenade maritime. Ludovic ferma ses paupières une seconde, comme pour arrêter le temps. Puis il vit d'abord une traîne mauve, le châle d'une femme mariée au vent qui traversa le décor dans la grâce ralentie d'une fluidité mobile. Il ne reconnut Gabrielle qu'un instant plus tard, lorsque son sourire vint traverser son regard. La roue tournait toujours et il sembla à Ludovic qu'elle était presque immobile tant l'intensité du moment décuplait sa sensibilité. Une musique inonda ses oreilles, les rayons de la bicyclette jouant d'un thème étrange que venait côtoyer une mélodie douce amère jouée par un piano invisible. Gabrielle souriait toujours, ses longs cheveux sombres ébouriffés par la vitesse, l'étincelle du matin capturée par ses yeux aigue-marine ; Ludovic tenta maladroitement de s'y perdre.

La musique des pavés s'évapora peu à peu, laissant les vagues à leur rythme étrange. Un rayon vint se poser sur la table, cherchant la main serrée de Ludovic. Il se détendit doucement, sans même être tenté de suivre des yeux la silhouette de Gabrielle qui disparaissait déjà dans la contre-allée de pins maritimes. Il sortit de sa redingote quelques sous qu'il posa sur la table sans les compter et continua sa promenade vers le phare. Sa main glissait sur la barrière blanche en évitant les saillies pointues qui servaient d'amarres aux barques échouées. La musique reprit dans son esprit vidé, comme si la roue de la bicyclette continuait son manège malgré la quiétude de l'allée. Au piano s'ajoutait maintenant le violon grinçant des bals de fin d'été, jouant à contre-temps cet air populaire d'il y a quelques semaines où le cynisme l'avait emporté sur la folie d'inviter Gabrielle à valser. Ludovic n'avait plus valsé depuis ses vingt ans, depuis ses propres noces où l'absinthe l'avait rendu à moitié fou, incapable de se contrôler, rempli d'une ivresse joviale que le regret forçait déjà. Devant Gabrielle il s'était senti incapable, malgré la bonne humeur ambiante, de réussir à la faire rire et danser.

Leur complicité n'était faite de rien, de regards discrets et polis lors des repas à la pension où ils partageaient parfois la même table au gré des placements et des connaissances. Il avait appris d'elle qu'elle finissait ses études de lettres à Paris et que ses parents lui avaient généreusement offert ce mois de repos en Bretagne après plusieurs années sur les bancs de la Sorbonne. Ils avaient ensemble une connaissance commune, un industriel nantais qui se piquait de littérature classique. Leur second point commun s'était avéré une aversion pour cet homme adipeux dont l'activité principale consistait à tromper sa femme en séduisant les jeunes filles de la station balnéaire à grand renfort de champagne millésimé, de culture à bon marché et de plateaux de fruits de mer. Il avait prestement délaissé Gabrielle qui refusait ces avances grossières avec une prévenance que Ludovic jugeait inutile. Cependant Ludovic s'était rapidement rendu compte que la compagnie de Gabrielle, aussi évanescente était-elle, lui manquait malgré sa propre disposition à désirer passer outre ce type d'attachement. Etait-ce là un simple manque d'affection et de désir charnel ou la fraîcheur d'une créature dans laquelle il voulait encore voir un espoir flou de renouveau ? Incapable de séduire, inventait-il cette complicité incohérente afin de jouir à nouveau d'une fin d'adolescence qui avait scellé ses jours les plus heureux ? Les interrogations sourdaient à travers ses pensées, martelant ses convictions de quadragénaire fourbu.

Une ferveur nouvelle renaissait par violentes bouffées au plus profond de ce qu'il avait oublié être son corps, ce tronc malade que seule la quiétude du bord de mer pouvait apaiser. Il entendit son coeur battre, organe insensé que la simple évocation du prénom de Gabrielle suffisait à rendre fou. Il avait depuis peu reprit goût aux cigarettes brunes que son docteur lui interdisait depuis des années. Leur goût sucré et âpre lui rappelait ses premiers élans, ses poèmes griffonnés à la lueur d'une vieille lampe à huile dans le petit meublé rennais de la rue de Corbin, en face du granit imposant de l'Eglise Saint-Michel. L'odeur du tabac évoquait cette encre parfumée dont il avait retrouvé les fragrances dans les vêtements légers de Gabrielle. Et la roue tournait toujours, sans toucher le sol, étirant ses souvenirs dans une langueur cette fois-ci presque agréable.

Le phare approchait inéluctablement et pourtant Ludovic s'aperçut que son pas avait ralenti. Il posa son regard sur les jetées de bois montées à la main, et fut surpris par la tristesse d'un pêcheur dont les deux mains calleuses cachaient un visage sanglotant. Ludovic ne voulut pas connaître la raison de ces pleurs. Ils étaient les reflets de ceux qu'il avait toujours contenus, par pudeur ou par crainte de se révéler. Une légende locale racontait que l'océan n'était que les larmes des femmes de marins disparus. Ludovic comprit à ce moment que s'y mêlaient aussi les sanglots ténus de toutes les vies absurdes. Il jeta un dernier coup d'oeil sur le phare. "
Quelquefois c'est rentrer au même port qui est la cause de notre perte ".

La phrase se mit en place dans l'esprit de Ludovic tandis qu'il tournait les talons pour faire face à l'allée encore déserte. Instinctivement, il se mit à courir. Le claquement de ses chaussures sur le pavé le surprit d'abord puis l'encouragea tandis que la lumière maintenant vive pénétrait par bouffées dans les interstices de la barrière blanche. L'odeur de l'iode le grisait. Son coeur fit écho à sa course et bientôt il lui sembla que le bruit des roues de la bicyclette le rattrapait. Il souriait. Tous ses sens le portaient vers une écharpe mauve flottant dans la brise du matin. Le temps n'avait plus aucune importance, il tournait sur lui-même, renouvelant sa plénitude. Il se perdrait en elle, mais il ne s'économiserait pas. Devant cet horizon d'infini s'ouvrait désormais la verticalité des plaisirs entrevus dans le regard de Gabrielle. L'univers s'étendait autour de lui en cercles concentriques, tournoyant autour d'un coeur immortel épris d'une soudaine passion pour l'existence.

Ludovic ne courait plus ; il valsait.

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Publication : 17 octobre 2003
Dernière modification : 07 novembre 2006


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