Alain jette un coup d'oeil sur sa montre. Sept heures trente cinq. Il est en avance. Il détache la ceinture de sécurité et vérifie que son mobile est bien en veille. Du bout de ses doigts, il tapote la branche du volant. Il veut entendre la fin de la chanson. Un air virevoltant sur les arpèges délicats d'une guitare acoustique. Une chanson du passé. Dehors, le village provençal s'éveille paisiblement dans ce petit matin froid, ensoleillé et hors saison.
Il se sent bien. Il respire profondément pour s'en finir de s'en convaincre. Il a même le temps d'aller prendre un café. Il ouvre la portière de la 306 de location et pose le pied sur un sol qu'il n'a plus foulé depuis vingt-cinq ans. Il secoue la tête pour chasser les souvenirs troubles qui surgissent en lisière de mémoire. Le présent n'appartient pas au passé, il en solde les dettes. N'est-ce pas sa fonction en quelque sorte ?
De l'autre côté de la place, le bistrot est là. Malgré son nouveau nom, le " Café des Anglais " et les placards publicitaires au goût du jour, il n'a pas beaucoup changé. Une proximité très anglo-saxonne, uniquement contestée par les offres de bonheur très matériel offertes par la Française des Jeux. Quelques pigeons matinaux s'égaillent devant lui alors qu'il traverse la place à grandes enjambées. Lorsqu'il pousse la porte d'entrée, les odeurs familières l'entourent, irrésistibles, mélange improbable de vieille cigarette, de café bouillu et d'alcools divers. Un flipper électronique, rutilant comme la calandre d'une Cadillac partage un bout de mur avec un bandit manchot dont les cylindres arborent des fruits aux couleurs acidulées. Un baby-foot déserté trône au milieu d'une arrière-salle encore vide. Il reporte son attention vers le cafetier, un homme d'une cinquantaine d'années qui essuie tranquillement le zinc en le regardant s'avancer. S'accoudant au comptoir, Alain demande :
" Un café s'il vous plaît ! "
Il lui semble que le cafetier le fixe quelques secondes de plus que nécessaire avant de lui adresser un sourire poli et professionnel. Il se retourne pour mettre une tasse sous le percolateur et serrer le filtre. La machine siffle sourdement et peu de temps après, le breuvage noir et fumant jaillit de la buse. Alain laisse le café se refroidir.
" Vous montez de Marseille? Demande le cafetier, avec l'accent chantant des gens du coin.
" De Marignane. L'aéroport. " Répond Alain, pas décidé à laisser se poursuivre la conversation.
" C'est la première fois que vous venez à Oppedette? " poursuit le cafetier dont la curiosité était décidément inassouvie.
" Vous savez où se trouve la rue du Viguier ? " réplique Alain qui n'a pas l'intention d'entrer dans le jeu de son interlocuteur.
" Hein? La rue du Viguier? Oui, oui, c'est à deux pas d'ici. En sortant, vous prenez la première à droite, puis la première à gauche et vous y êtes. Vous ne pouvez pas vous tromper. Le village n'est pas bien grand. "
Le cafetier se redresse et croise les bras, attendant une répartie qui ne vient pas. Alain ne veut pas lui laisser la moindre opportunité de le questionner de nouveau et fait semblant de se plonger dans ses pensées en contemplant le miroir devant lui. Une photo accroche son regard. Ses couleurs ont perdu quelque peu de leur brillance, le temps a estompé légèrement la netteté et le contraste. Alain y reconnaît le café, le comptoir, le grand miroir et ses bouteilles alignées. Il y a même un flipper mais d'un modèle plus ancien. L'impression est étrange. C'est le même endroit mais dans une atmosphère, une dimension différentes. Au premier plan, assis à une table, il y a un petit groupe d'hommes. Des amis à en juger par leurs mines réjouies et leurs sourires complices. Ils sont cinq, souriant au photographe. Au second plan, derrière le comptoir, le cafetier se tient exactement comme aujourd'hui, juste beaucoup plus jeune. Une date est inscrite au feutre noir dans la marge blanche inférieure de l'image, en caractères hachés aux pointes agressives. Juin 1982.
Un nouveau coup de boutoir ébranle la porte cadenassée de sa mémoire. Un coup profond et sourd qui fait vaciller les défenses patiemment érigées tout au long d'une éprouvante rédemption. Mais elles tiennent bon. La bête est murée de l'autre côté du panneau, folle de rage. Devant lui, sur la photo jaunie, son père lui sourit à travers l'espace et le temps. Un sourire cruellement menaçant. Ils sont bien tous là. Le malaise devient insupportable. Il sort un billet chiffonné qu'il glisse doucement sous la tasse. Sans attendre la monnaie, il se lève du tabouret :
" Gardez tout ! "
L'insistance du regard du cafetier dans son dos est quasi-physique. Les années ont passé sous les arches du pont, rien n'est oublié.
En fait, tout n'est qu'un éternel recommencement.
Le beau soleil d'avril darde ses doux rayons sur ce coin de France qui se remet lentement de l'invasion des armées de Charles Quint. Celles-ci ont balayé en 1536 les faibles défenses levées à la hâte par le Roi de France. Grasse a brûlé, Lorgues a été désertée et Aix est tombé comme un fruit mûr entre les mains de l'empereur très catholique qui s'y fit couronner Roi de Provence. Face à lui, Anne de Montmorency, défenseur de la province, s'est montré habile manoeuvrier. Conscient de la disproportion des forces en présence, il a préféré se retirer devant l'avancée irrésistible des Impériaux. Il ne leur a cependant rien laissé. Les magnifiques paysages de Provence furent la proie des incendies qui consumèrent les champs, les moulins et les provisions pour éviter qu'ils ne tombent entre les mains de l'envahisseur. Cette tactique a payé. Les troupes impériales, affaiblies, harcelées par les partisans et décimées par la dysenterie, durent se retirer piteusement. Mais elles quittèrent un pays ravagé, pillé et exsangue.
Huit années ont passé et le ciel est toujours aussi bleu au-dessus du paradis. Le village s'accroche au sommet de la butte dominant la vallée de la rivière Durance en contrebas. Les champs d'oliviers et l'harmonie des vignes alignées, témoignent d'une nature généreuse et oublieuse des outrages subis. Le clocher griffe l'azur sans nuage, comme un défi jeté à Rome. La nouvelle foi est aussi inébranlable que le rocher sur lequel est bâti la petite église. Tout autour, le chant strident des grillons s'est tu. Le temps va s'arrêter en ce dix-huitième jour d'avril de l'an de grâce 1545.
En bas, sur le grand chemin qui épouse les courbes de la rivière, une interminable colonne envoyée par le Parlement d'Aix s'avance inéluctablement. La poussière blanche soulevée par le passage des centaines d'hommes d'armes, arquebusiers, lansquenets et dragons, annonce la tempête et la ruine. Les habitants de Mérindol ont fui, se réfugiant dans la montagne toute proche. La "Ville", comme ils désignent leurs fières maisons juchées sur la colline, est sans défense. Mais quelle défense opposer aux hommes du Roi?
Jean Maynier, Baron d'Oppede, exécute avec un zèle acharné les ordres qu'il a reçus de François 1er. Le Roi a signé les lettres patentes, validant ainsi un arrêt du Parlement d'Aix datant de1540. Et Jean de Maynier, le protégé du Saint-Siège, n'en est-il pas le 1er président ?
Il faut dire que le Baron, fils d'un ancien ambassadeur à Venise, est un ambitieux déterminé qui a mis tout en oeuvre pour s'élever vers les soleils du pouvoir. D'abord conseiller du Parlement d'Aix, puis président, il a touché enfin au but quand lui fut confiée la charge de premier Président. Il vit néanmoins toujours à Cavaillon, à quelques dizaines de lieues, car la charge de Prévôt de cette cité lui prodigue de rondelets revenus, lui permettant d'entretenir un réseau de relations dont les ramifications s'étendent jusque dans le cénacle romain. N'a-t-il pas été anobli par le Pape en personne qui l'a fait baron d'Oppède?
En cette année 1545, il a 50 ans et porte déjà les stigmates de son âge. Ses traits, assez quelconques, pendent tristement des deux côtés d'un long nez, ce qui lui donne un air rusé et calculateur. Son regard est fade et fuyant, racheté par un large front, dénotant intelligence et roublardise. Derrière cette face de carême naissent les plans machiavéliques où se trament les futures étapes de son ascension sociale. Avec prudence et ténacité, il pousse ses pions vers le Roi en rêvant de puissance et de gloire.
La période est idéale. A Wittenberg, un moine allemand veut réformer les abus infinis de l'Eglise de Rome. Malgré son excommunication en 1521, ses idées progressent partout en Europe. Les frictions sont de plus en plus vives entre les catholiques et les tenants de cette pensée réformatrice. Jean Maynier a tout de suite compris le parti qu'il pouvait tirer de cette période où le hasard et la violence permettent aux opportunistes d'acheter plus rapidement les quartiers de noblesse qui leur font défaut.
Il soupire longuement, silencieux, assailli par mille pensées, calculant les meilleures stratégies de réussite.
A ses côtés, le capitaine Polin, Baron de la Garde, ne pipe mot, envisageant gravement le paysage qui défile lentement. C'est un homme sec comme un coup de trique, à la charpente souple et puissante, aux traits longilignes, au visage intelligent, encadré par des boucles brunes parfaitement coiffées. Une fine moustache surmonte une bouche étroite et mobile qui découvre, quand il rit, des dents d'une blancheur éclatante et presque surnaturelle. Cela tranche avec son teint halé, tanné par les embruns de Méditerranée et le soleil d'Orient. Il possède sous d'épais sourcils, un regard d'un bleu aussi sombre que les vagues de la mer quand souffle le glacial vent du Nord. Des yeux vifs et passionnés où se lisent une curiosité insatiable et un appétit de vivre exubérant. Antoine Escalin des Aymars n'est plus le petit valet de régiment qui, à quinze ans à peine, quitta La Garde, son village natal, pour suivre une route mystérieuse qui l'a conduit sur maints rivages extraordinaires.
Que fait-il sur cette route, lui, cet aventurier magnifique, ce lieutenant général de l'Armée du Levant, ce général des galères, cet ambassadeur du Roi de France auprès du Grand Ottoman et compagnon du tristement célèbre Barberousse? Quel dessein secret unit pour le malheur des Vaudois ces deux caractères diamétralement opposés?
Le capitaine Polin vient de débarquer à Marseille, à la tête d'une troupe composée de soudards de l'armée du Piémont en rupture de ban puisque la guerre que se livrent François Ier et Charles Quint depuis vingt ans n'est pas terminée. Ces mercenaires bas de mine sont prêts à tout pour faire main basse sur ce qui brille et ce qui se culbute. A leurs côtés, une dizaine de cavaliers accompagne le capitaine et ne se confondent pas avec ces gibiers de potence. Jamais bien loin de lui, ils portent, malgré le soleil accablant, une longue cape blanche par-dessus leur cotte de mailles impeccablement lustrée. Sous leur coiffe de métal, ils ont le visage noble. Leur main est négligemment posée sur le pommeau de l'épée dont la lame s'incurve à la manière orientale. Leur stature, leur maintien et leurs traits burinés forcent le respect de la piétaille qui s'écarte prudemment sur leur passage. Ils n'arborent pourtant ni emblème ni armoiries. Ils ne parlent jamais plus que nécessaire et par-dessus tout, ils ne participent pas aux horribles forfaits commis au nom de Dieu.
Car depuis quelques jours, le Luberon est à feu et à sang. Ses villages brûlent. Les vaudois, convaincus d'hérésie, sont sauvagement exécutés, souvent après d'affreuses tortures, leurs femmes forcées et leurs enfants passés par le fil de l'épée. Une odeur nauséabonde de mort et de haine n'a pas tardé à couvrir le parfum délicat de la lavande en fleur.
Le cliquetis des armes rythme la procession qui chemine lentement sous un soleil de plomb. Le capitaine Polin met une main sur le pommeau de la selle pour se tourner plus confortablement vers son compagnon :
" Baron, l'horizon est rouge. De tous côtés s'élèvent les panaches de fumées des villages incendiés. Ces malheureux vaudois ont été excommuniés lors du Concile de Vérone, il y a plus de trois siècles. Pourquoi une telle hâte subitement?"
Jean Maynier, baron d'Oppède, ne répond pas immédiatement, scrutant songeusement le capitaine, comme si la question réclamait une très longue réflexion, à l'instar des délibérations qu'il préside à Aix. Puis, d'une voix monocorde et traînante, dénuée de l'accent chantant de la province, il daigne enfin répondre :
"Est-il imaginable que plusieurs jugements prononcés par le Parlement soient restés lettres mortes? Je suis fort aise que le Roi de France se soit finalement résolu de mettre à exécution mon...euh l'arrêt de Merindol. Celui-ci ne stipulait-il pas clairement qu'en punition de leurs erreurs tous les villages vaudois seraient rasés, les forêts coupées, les arbres fruitiers arrachés, les chefs et principaux révoltés exécutés à mort, et leurs femmes et enfants réduits en esclavage ? Quatre ans, voilà quatre ans que j'attends...que les vrais catholiques attendent que le fer soit porté sur cet abcès purulent ! Ce que nous avons entrepris n'est que justice : il faut extirper l'hérésie du coeur de notre belle Provence !"
Le capitaine Polin ne réagit pas, n'ignorant pas que les vrais motifs du baron sont beaucoup moins avouables. Son appétit vénal a été aiguisé à la vue des richesses accumulées par les solides paysans vaudois, originaires du Piémont voisin. Patiemment, ils ont cultivé une terre délaissée, usée par les années de guerres et le passage de la terrible peste. La nature, en retour, s'est montrée particulièrement généreuse à leur égard. Très rapidement, grâce aux fruits de leurs efforts, les immigrants ont pu verser à leurs seigneurs des dividendes substantiels qui ont vu rouler droit dans leurs escarcelles de beaux et brillants écus non rognés. Là où ils tiraient à grand peine 4 écus de ces campagnes vagabondes, ils en reçurent 800. Alors, ils ont doucement fermé les yeux sur la croyance hétérodoxe de ces paysans qui ne révéraient que les Saintes Ecritures et dont le guide spirituel martelait qu'il fallait plaire à Dieu et non aux hommes.
Car les vaudois rejettent la plupart des artifices qu'ils estiment uniquement destinés à emplir les coffres du haut clergé romain : église, culte des saints, messe, confession, purgatoire et indulgences. En contrepartie, ils prônent la pauvreté absolue, refusent le service militaire et la peine de mort. Néanmoins, leurs actes ont toujours été exemplaires, respectueux de l'ordre établi et ils vivaient jusqu'alors en bonne intelligence avec leurs voisins catholiques.
Le Capitaine Polin sait bien tout cela. Il se moque de l'hérésie vaudoise comme de sa première dent et reste de marbre aux promesses de pillages et de rapines qui animent à présent la plupart des seigneurs catholiques chevauchant avec lui. En son for intérieur, il condamne les exactions commises par les enragés qui l'entourent et regrette l'aveuglement partisan qui précipite l'Europe vers un âge bien sombre. Pourtant, il s'est joint à cette troupe sanguinaire car il poursuit un dessein secret. Il est en mission et ceux qui en connaissent précisément le détail se comptent sur les doigts d'une main. Il a fait escale, en revenant d'Orient, à Malte où vient de s'installer l'Ordre de Rhodes. C'est là, dans une tour élevée du château Saint-Ange, qu'il s'est entretenu avec Juan de Homedes, le quarante septième grand maître de l'Ordre.
Le monde change rapidement. A l'ouest, les trois caravelles ont ouvert de nouvelles perspectives, ébranlant les piliers traditionnels. Les clivages religieux naissants entraînent lentement mais sûrement la Chrétienté vers l'obscurité sanglante des guerres de religion. L'Empire de Dieu est encore si fragile et de toutes parts s'élèvent les protestations des fidèles qui dénoncent les abus de ses princes. Souvent à très juste titre. L'ordre du monde vacille sur ses bases. Par les multiples fissures qui lézardent le bel édifice, s'exhalent les réminiscences de temps anciens. Là, est le danger. Les gardiens des Marches l'ont vite compris.
Les anciennes civilisations étaient tombées dans un profond oubli. Elles furent progressivement tissées dans l'étoffe des rêves et des légendes. Il n'en reste que des contes colportés le soir au coin de l'âtre, à voix basse pour ne pas réveiller le Malin. La lumière dansante des flammes dessine sur les murs les ombres changeantes des fées et des sorcières, des magiciens et des démons. Toutes ces créatures fabuleuses qui hantent la campagne, à la lisière du songe, plus particulièrement à l'approche des solstices. Seuls les enfants ouvrent à présent des yeux inquiets ! Combien leurs parents ont tort !
Mais dans les troubles actuels, des observateurs perspicaces ont remarqué qu'en certains endroits, les légendes semblent reprendre consistance. Les ombres d'un très lointain passé s'épaississent au coeur même de l'Empire Chrétien, à l'Est et à l'Ouest. Ainsi, le pays vaudois, entre deux rivières, un emplacement particulièrement magique, forme un royaume caché au sein du royaume de France. Un royaume enchanté où une corne d'abondance semble ne jamais se tarir.
" Il m'a été rapporté, continua poliment le Capitaine, qu'une Dame a tout tenté pour protéger ces hérétiques, même en intercédant auprès du Roi, délayant ainsi l'exécution de l'arrêt de 1540, espérant même qu'il pourrait être rapporté! Une comtesse, m'a-t-on dit, une Dame à la beauté stupéfiante... "
" Une sorcière... le coupe brutalement le Baron. Une sorcière malfaisante qui protège des hérétiques qui devraient être envoyés en Enfer pour goûter aux délices de leur maître le Diable! " Le Baron ne peut s'empêcher de faire un signe de la croix devant sa poitrine. " Rappelez-vous ce qui est arrivé, voici près de quinze ans, à Jean de Roma, ce frère dominicain qui avait voulu éradiquer cette hérésie. Il a dû fuir pour se mettre à l'abri entre les mains bienveillantes du Pape, dans le Comtat venaissin, pour éviter la colère du Roi de France abusé par certaines langues vipérines et démoniaques. Vous n'ignorez pas dans quelles circonstances il est mort peu de temps après. Ce mal étrange qui l'a décomposé encore vivant dans une épouvantable puanteur et qui l'a emporté dans d'atroces souffrances! "
Le capitaine Polin connait l'histoire de Jean de Roma, un inquisiteur appelé par l'évêque d'Apt qui voulait appliquer l'anathème jeté sur les Vaudois par l'Eglise. Le capitaine connaît sa terrible réputation, ses méthodes particulièrement cruelles pour traquer l'hérésie, notamment ses talents de cordonnier. Car Jean de Roma avait conçu les souliers du Diable, une paire de chaussures emplies d'huile sous lesquelles on boutait le feu. Cette méthode donnait d'excellents résultats. Aucun malheureux n'a jamais nié les accusations du redoutable Inquisiteur! Le Baron d'Oppède passe néanmoins sous silence le fait que le Roi de France, ému de cette cruauté, avait ordonné qu'on se saisisse de l'inquisiteur pour le mettre lui aussi à la question.
Mais le baron poursuit déjà avec véhémence :
" J'ai tenté de parlementer avec elle, de la convaincre d'ouvrir les yeux sur les agissements hérétiques de ses villageois, de ces envoyés du démon. Rien n'y fit. Elle m'a rit au nez, moi, le Baron d'Oppède, l'envoyé du Roi, le protégé du Saint Père! Elle m'a ri au nez devant mes gens et les seigneurs assemblés. Alors, j'ai dû me résoudre à utiliser des moyens extrêmes, mais je n'ai pas eu le choix. "
" Cette...sorcière, cette jeune et jolie veuve, immensément riche à ce que l'on raconte, n'a-t-elle pas de longs cheveux blonds comme les blés et un diadème de fines perles de la plus belle nacre qui souligne la pureté de son front d'albâtre ? " demanda le capitaine Polin, de façon anodine.
" C'est exactement ça. Il faut dire qu'elle a la beauté du diable, souple et déliée. Elle attire magnétiquement les regards et celui qui la contemple ne peut que ressentir monter en lui la concupiscence et la luxure des sens. Ses yeux sont deux lacs forestiers qui ont tôt fait d'aspirer votre âme, vous menaçant en permanence de la damnation éternelle. Sa voix est chaude et vibrante, jetant la confusion dans vos pensées et votre raison. Oui, elle est d'une beauté rare et comme étrangère à ce monde. Son rang et sa fortune la mettent pour l'instant à l'abri de la juste colère de la Sainte Eglise mais les temps viennent, oui, où elle devra elle aussi rendre compte devant un tout autre tribunal que celui d'Aix. "
Le visage du Baron d'Oppède s'est étrangement convulsé. La cupidité et la frénésie se sont emparées de ses traits. Sa bouche s'étire en une grimace haletante et ses sourcils se rejoignent presque au-dessus de son long nez. Un souffle court et rauque finit de le rendre abject. Il le sent et habilement compose très rapidement un tout autre masque, empli de componction et de sainte réprobation. Son compagnon note en silence cette métamorphose. Mais il a reconnu la marque des serviteurs du Seigneur Noir. Les temps sont réellement troublés. Les mythes et les légendes déchirent sous ses yeux les voiles du temps pour investir le présent. La partie sera ardue et périlleuse. Les gardiens des Marches doivent redoubler de vigilance et tenir bon. Ce qui surgit du passé par les interstices ouverts dans la trame du réel menace l'équilibre du monde. Les forces immatérielles qui tentent d'imposer leur règne ont besoin de corps pour mener à bien leurs entreprises. Un besoin de chair et de sang. Et l'âme humaine est si faible, si facile à suborner. Plus encore celle du Baron d'Oppède, sur lequel le capitaine Polin a reconnu la marque du Seigneur Noir, celui que les Autres appellent le "Grand Oeil", celui que le Capitaine de la Garde a approché sous sa forme humaine, quand il fut nommé auprès de lui ambassadeur par François 1er.
Le danger est grand. Le Grand Oeil, incarné sous les traits du Grand Ottoman, Soliman le Magnifique, convoite l'Occident. Dans ce but, il a rassemblé d'immenses armées et formés d'innombrables bataillons de redoutables janissaires, ces esclaves guerriers. L'Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, un des ordres qui veillent sur les Marches du Monde, possédait sa grande forteresse à Rhodes. C'est là que Soliman le Magnifique a porté son premier coup. Il a assiégé Rhodes durant cinq mois avec 200 000 hommes avant de la réduire par traîtrise. Devant le courage extraordinaire du grand maître Philippe de Villiers de L'Isle-Adam, Soliman permit que son ennemi quittât libre l'île grecque, accompagné de ses chevaliers survivants et de ses trésors, à bord de trente navires, le 1er janvier 1523. Après de longues années d'errance, l'Ordre de Rhodes s'est établi finalement à Malte où le capitaine de la Garde a rencontré Juan de Homedes, le 47ème Grand Maître de l'Ordre. Tout en haut de la plus haute tour du château Saint-Ange, il a écouté les consignes dictées par Homedes.
Mérindol est tout proche à présent. Sous les ordres de leurs commandants, la soldatesque s'organise pour s'approcher sans risque du village perché. Aucun signe de résistance ne ralentit la progression des soldats parmi le thym et le romarin. Les toits de tuiles claires se dressent devant eux, plaqués contre le bleu du ciel, soulignés par la lumière crue et violente qui tombe verticalement. Pas un bruit ne résonne quand ils pénètrent dans les rues étroites et tortueuses qui montent encore et encore. Ils lèvent prudemment la tête vers les étroites fenêtres qui les dominent, longeant les murs. Leurs longues piques sont baissées devant eux. Ils parviennent finalement sur la place du village, tout au sommet, et c'est comme s'ils se retrouvaient au-dessus des nuages. Des rues en pente partent de tous côtés, d'où, étonnés et rendus silencieux par cette atmosphère particulière, d'autres hommes d'armes débouchent à leur tour sur le parvis de la petite église, bien vite saturé. Aucune parole ne s'élève et nul n'osant rompre un silence oppressant.
Toujours à cheval, les deux barons se fraient un passage au milieu de leurs hommes décontenancés. Ils mettent pied à terre. Ils s'avancent vers l'église close, aux murs épais et à la solide porte de châtaignier. La phalange blanche suit son capitaine tandis que quelques dragons entourent le Baron d'Oppède. La porte n'est pas verrouillée. L'un des gardes la tire sans ménagement. D'abord ils ne voient rien, leurs yeux encore pleins de ce soleil de printemps. Puis un clair obscur s'installe progressivement, accompagné d'une douce fraîcheur Certains se signent en plongeant leur main dans l'eau claire du bénitier, vasque brillante scellée sur un lourd pilier.
Ils s'arrêtent, interdits. Sur les bancs alignés dans la profonde nef, ils découvrent des dizaines de femmes et d'enfants agenouillées face à l'autel qui resplendit dans le fond, auréolé par la fontaine de rayons obliques jaillissant des vitraux polychromes. Aucune tête ne se tourne lorsque les hommes des deux barons jaillissent dans la travée centrale, l'épée levée et l'air menaçant.
" Les lâches, ils ont laissé leurs femmes et leurs enfants! "
Jean Maynard ne cache pas son désappointement. Les vaudois ont encore fui, s'évanouissant sur les hauteurs, insaisissables et invisibles. Bien sûr, certains seront attrapés au hasard d'une battue parmi les genévriers, les plus faibles, les plus malades, les moins malins. Leurs pasteurs, les Barbes, leurs oncles comme ils les surnomment, se faufileront entre les mailles du filet. Il y a comme un sortilège qui les protège, un sortilège forcément maléfique...
" Pillez les maisons. Faites un grand tas de tout ce qui sera pris sur le parvis pour procéder au partage. S'il reste des vieillards ou des impotents, passez-les par les fenêtres, faites-en ce que vous voulez mais assurez-vous qu'aucun témoin ne viendra demain témoigner contre nous " Dit-il à son lieutenant le plus proche.
" Et s'il y a de bons et braves catholiques ? " demande le capitaine Polin, l'épaule appuyée contre un pilier.
" Dieu reconnaîtra les siens ! " lui répond sinistrement le Baron d'Oppède. " Je ne veux pas voir une maison debout. Ce village maudit doit disparaître, pierre après pierre. Il appartient à la Comtesse. Elle a refusé mes avances et elle protège des hérétiques, qu'elle en paie le prix ! "
" Et pour ceux là ? " demande encore le lieutenant, en désignant les femmes et les enfants qui semblent toujours prier un Dieu qui a décidé de détourner les yeux de leur funeste sort.
" Venez...je vais vous dire ce que l'on va faire ! " Le Baron d'Oppède saisit le bras du Capitaine Polin et l'entraîne avec lui vers l'extérieur. Les arquebusiers les suivent en grand désordre. Sitôt dehors, le Baron d'Oppède lance un nouvel ordre :
" Clouez ces portes, je ne voudrais pas qu'un seul hérétique, femelle ou chiot, puisse s'échapper à la faveur de la confusion. Clouez-les bien et postez des gardes autour du bâtiment pour prévenir toute fuite par une sortie dérobée. Nous adjugerons plus tard de leur sort. Midi est passé depuis deux heures. Il est temps de nous restaurer. Nous l'avons bien mérité, voici encore un village rebelle à son Roi revenu dans le droit chemin de Dieu! "
Le Capitaine Polin fait un signe discret à l'un de ses chevaliers. Il a compris les intentions meurtrières du baron aixois. Tenu par les impératifs de sa propre mission, il ne peut ouvertement s'opposer à lui mais il compte fermement éviter la tragédie qui se prépare.
" Chevalier, trouve-moi le point faible sur l'arrière de cette église paroissiale. Fais vite, le temps nous est compté." lui murmure-t-il en latin byzantin. " Une fois que tu l'as trouvé, fais en sorte d'être affecté avec quelques compagnons à la défense de cette partie du périmètre. Si tu ne le peux, il faudra verser le sang chrétien. Mais nous ne pouvons permettre devant Dieu de cautionner un tel acte de barbarie. Tu m'as bien compris ? "
Le chevalier lui sourit et, hélant trois de ses frères d'armes, disparaît dans l'ombre d'une ruelle qui se faufile sur le flanc de l'église. Dans le brouhaha de la soldatesque qui a commencé d'enfoncer les portes des maisons les plus proches, avec moult cris de guerre et de rires gras, nul n'a remarqué le mouvement des chevaliers blancs. Les soudards piémontais ne sont pas les derniers à se précipiter dans les maisons abandonnées pour chercher le moindre objet de valeur, pièces d'étain, coffres de bijoux, pièces d'or cachées dans les murs ou dans le foyer des cheminées. Bientôt, le village tout entier résonne du bruit des meubles fracassés à coups de hache, des pierres descellées à coup de masses. De temps à autres, des cris d'effroi s'élèvent lorsque les pilleurs découvrent un vieillard ou un infirme, qui se transforment en hurlements déments, stoppés brutalement par le bruit mat et écoeurant d'un corps qui se disloque sur la pierre ou par d'affreux gargouillis étranglés quand la lame du bourreau s'enfonce dans les chairs. C'est à ce moment que les rires deviennent des grognements de bêtes féroces rendues folles par l'odeur du sang.
La journée est placée sous le sceau du sang et de la folie tandis que le baron d'Oppède est confortablement assis sous une fraîche tonnelle, un pichet de vin clairet devant lui. Il ne quitte pas du regard le tas qui grossit sur le parvis. Le capitaine Polin résiste difficilement à l'envie de le saisir à la gorge et de le voir gigoter pendant qu'il serre...qu'il serre...Mais ce n'est qu'un rêve.
Soudain, de grands cris d'alarme retentissent. Un guetteur vient en courant et en trébuchant vers la table où se tiennent les seigneurs.
" Seigneur, seigneur...la Comtesse...la Comtesse... " bafouille l'homme qui tend un doigt vers l'entrée du village.
" Quoi, je ne comprends rien...que se passe-t-il avec la Comtesse ? "
" Elle vient...elle vient...là...sur le chemin... ! "
" Toute seule ? " Le Baron d'Oppède s'est à demi levé, sa chaise basculant en arrière sur les carreaux brillants.
" Non, elle vient avec une escorte. Une dizaine de gardes. Elle sera là dans peu de temps ! "
A suivre...
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le 21-04-2008 à 18h10 | Alors, ça y est... | |
… tu te lances dans le roman ? C’est tout le mal que je te souhaite ! Il y a tant de souffle dans ce texte, tant d’assurance dans l’assise du contexte… On sent que tu t’épanouis dans la présentation de tes personnages, que tu as enfin trouvé ton rythme, que tu n’es plus obligé de te limiter, de brider les chevaux de ton moteur… Rien que ça, ça fait déjà plaisir à lire ! Le prologue suggère un my... | ||
le 12-04-2008 à 10h43 | Ajouts... | |
Effectivement, j’ai été à la bourre et de fait, me sentant vraiment en retard, j’ai visiblement sacrifié très lâchement la phase de relecture, d’où les fôtes relevées. Cependant, je pense qu’il faut bien maintenir « café bouillu » : ne connais-tu pas l’expression « café bouillu, café foutu » qui illustre un café trop longtemps réchauffé ? Je maintiendrais également la syntaxe de la phrase «... | ||
le 10-04-2008 à 13h19 | La suite! | |
C'est un bon début, mais ce n'est qu'un début! On reste sur sa faim, parce qu'on attendait un retour au présent (l'homme dans le café) qui ne vient pas, et que tu nous quittes en plein suspense! Quelques fautes repérées, inhabituel chez toi: tu l'as écrit vite? C'est pourtant extrêmement documenté sur le plan historique, mais j'ai l'impression que la rédaction a été faite rapidement: "café bouill... | ||
le 06-04-2008 à 13h16 | Chouette, j'ai appris un truc ^^ | |
le 06-04-2008 à 10h26 | Anne mon frère Anne... | |
Je vais tenter de faire une mini-saga qui s'inscrit dans un cadre historique authentique (le XVI ème siècle) qui, si tout se passe bien, devrait se dérouler sur quelques épisodes... Tu as raison sur le temps auquel il faut conjuguer le verbe. Maintenant que tu me l'as fait remarquer, cela croasse disgracieusement à mes oreilles. J'ai donc édité le texte. Enfin, Anne de Montmorency fut un... | ||
le 04-04-2008 à 19h41 | Un nouveau feuilleton ??? | |
Alors, toi aussi tu te lances dans les histoires "à suivre" ! Comme toujours un texte splendide, moins "sombre" que beaucoup, quoique tragique... mais n'est-ce pas le soleil de Provence qui l'éclaire ? Pour un peu, j'entendais les cigales ! Deux petits détails qui m'ont frappé : "Je suis fort aise que le Roi de France s'est finalement résolu" c'est pas plutôt "se soit résolu ? et Anne de Mon... |