Les anciens m'avaient prévenu : nul ne réchappe à sa rencontre.
Mais toutes les nuits Elle me hantait. Vierge de toute beauté, ou sorcière menaçante, d'aussi longtemps que je me souvienne, Elle m'appelait. De plus en plus pressante, de plus en plus suppliante.
Les anciens m'avaient prévenu, mais ce matin là, il fallait que je sache, pour que ces visions me quittent à jamais. A l'aube du jour, je partis donc pour la forêt sacrée, celle qui me faisait tant peur dans ma jeunesse, celle vers qui se tournent tous nos mythes.
Autrefois, on m'appelait Atim et j'avais 14 ans. Garçon peu turbulent, je participais aux taches du village, comme chacun. Mes cheveux d'or et mes yeux clairs faisaient la fierté de ma mère, qui me disait ange envoyé des dieux. Mon père, tanneur du village, était un homme, certes peu bavard, mais franc et protecteur. Et il y avait Mathis, la fille du bûcheron, si belle sous ses longues boucles sombres, et qui la veille m'avait offert les fleurs qu'elle avait cueillies elle-même. Mathis que j'aurais pu épouser, quelques printemps plus tard. Rien que la douceur d'une longue vie calme. Aucune raison de fuir un quelconque malheur. Et pourtant, je partis, car à chaque fois que le soleil disparaissait derrière l'horizon, Elle était toujours là, dans ma tête.
A l'orée de la forêt, je m'arrêtai quelques minutes. Ces arbres que je côtoyais depuis toujours, je ne les avais jamais dépassés, ni personne de mon village. Souvent lors des veillées d'hiver, les plus vieux nous amenaient près d'un feu pour nous réciter des contes. Tant de fois ils nous ont décrit les monstres se cachant là, attendant à l'affût les enfants téméraires qui voudraient s'y aventurer. Tant de fois j'ai frissonné avec les autres. Mais ce matin là, ces histoires me paraissaient bien loin, et la forêt semblait m'inviter, comme si elle m'attendait depuis des années. Je savais que là était ma voie, même si Mathis ne venait pas. Si elle m'aimait, elle attendrait que mon mystère soit résolu et tout redeviendrait comme avant. Je pensais partir pour un mois, pas pour une vie.
J'ai marché tout le jour durant, connaissant, sans le connaître, le chemin à suivre. Dans une réalité quasi onirique j'ai traversé ruisseaux et clairières, la sentant toujours plus près, entendant pour la première fois son appel hors de mes rêves.
Autour de moi les feuilles frémissaient sous la brise du matin. Aux arbres que je pouvais nommer avaient succédés d'autres espèces que je ne connaissais pas. Et plus je m'enfonçais, plus la forêt explosait de couleurs et de parfums. Parfois, du bout des doigts, j'effleurais la rondeur d'un fruit que les reflets irisés rendaient irréel à mes yeux.
La nuit tombée, Elle ne m'était toujours pas apparue. Pourtant je la savais proche, ne pouvant plus différencier mes sentiments des siens. A ma peur se mêlait la mélancolie, à mon impatience une fureur sans nom. Et soudain, à la clarté d'une lune glaciale, je la vis.
Monstrueuse et magnifique à la fois. Nue. De sa taille immense, Elle devait, debout, dépasser la cime des arbres. Au premier regard, dans sa perfection, je la pris pour une statue, dernier vestige d'une civilisation depuis longtemps éteinte. Puis je vis son ventre qui régulièrement s'élevait et s'abaissait marquant le rythme de sa divine respiration. Haletant, je ne savais que faire, rester ou fuir, mais ses paupières s'ouvrirent et Elle me regarda fixement. Elle se trouvait jusque là étendue sur le sol, et dans un mouvement lent mais empli de force, elle se redressa à genoux. Loin de mes images passées, elle n'inspirait ni les plaisirs licencieux, ni la destruction, Elle dégageait seulement une extrême lassitude. Je me mis à pleurer.
La Mère de la Terre, l'amante de l'horizon, l'être à l'origine de tout, me parla : " Je t'ai tant attendu mon enfant ". Et dans un doux mouvement elle tendit ses immenses mains vers moi.
Hésitant et apeuré, je reculais d'un pas. Déesse africaine, sur ses épaules d'ébènes courraient des tresses de lianes, qui encadraient un visage d'une beauté sans égale. Ses yeux, d'un bleu changeant, me racontaient tout des océans des légendes de nos nourrices. Mais une larme de diamant coulait sur ses joues de velours. De son cou à sa poitrine, une plaie béante crachait de la terre, la déchirait. A son sein droit pendait une goutte de lait, tandis qu'au gauche glissait un filet de sang.
A mon sursaut répondirent une douleur et une tristesse incommensurable sur ses traits. Petit à petit elle se repliait, se recroquevillait sur elle-même, les bras toujours tendus vers moi. Mais sa souffrance m'avait touché, et ma frayeur diminuait, pour laisser place à une quiétude et un bien-être que je n'avais alors jamais ressentis. Et toujours cette fureur. Mère de tous, elle avait été blessée par les siens, mais moi, elle l'avait toujours su, je lui appartenais, et je l'aimais.
Calmement je m'avançais vers elle, et d'une délicatesse inimaginable venant d'une telle puissance, elle me porta contre son ventre, tel un nouveau-né. Durant un cours moment d'éternité, elle me berça et tous mes souvenirs, toutes mes attaches s'éloignèrent de moi. De sa peau se dégageait l'odeur de l'humus et une tiédeur apaisante. Au loin il me semblait entendre tous les volcans et toutes les vagues, tous les ruisseaux et toutes les tempêtes du monde. Finalement, en continuant de m'enlacer, elle me redressa jusqu'aux collines de sa poitrine. Je bus alors à son sein, le lait tentateur, qui s'infiltra dans tout mon corps, toute mon âme. Dans chacune des cellules de mon organisme, je sentais se distiller une nouvelle vie. A présent enfant de la terre, je m'éveillais sur un sentiment nouveau de force, et de savoir. Et de faim. Le lait s'étant tari, je bus son sang, à son sein gauche. Dans les affres d'une agonie extatique, je sentis mon corps se lacérer, se déformer pour se modeler en une nouvelle entité. Je ne saurais dire aujourd'hui combien de temps cette mutation a duré. Mais il était l'aube quand je me suis réveillé et, à côté de moi, notre Mère était de nouveau allongée et semblait curieusement sereine. Mon premier effort pour me relever fut vain. Les suivants également. Puis au bout de quelques minutes un instinct qui me semblait à la fois inconnu et présent depuis toujours m'envahit. Avec précaution, je déployais mes ailes, si fines et si brillantes aux premiers rayons du soleil et pourtant si terrifiantes. Avec précaution et émerveillement, je fis jouer les muscles de mon dos et de ma queue puis de mes serres, je remuais la terre meuble sous mes pattes. En quelques battements d'ailes je surplombais la forêt, voyant ma mère, au centre de sa clairière, à présent tant fragile à mes yeux. Plusieurs fois j'ai tournoyé au-dessus d'Elle, expérimentant le bonheur de sentir l'air autour de moi. Dans l'effort de l'élévation, ou le vertige du plongeon, je me sentais entièrement libre. Et loin en dessous de moi, je l'entendais rire avec moi. Je revins me poser à côté d'elle, glissant ma tête sous son bras. De sa main si douce, elle caressa mon cou, tellement long désormais, et posa un fin baiser sur ma bouche. Et d'un regard, elle me dit tout, car nul langage n'était plus nécessaire entre nous, je pensais tout ce qu'elle pensait, je voyais tout ce qu'elle voyait. Elle ajouta pourtant dans un murmure : " Va mon amour accomplir notre horreur ".
De nouveau je pris mon envol, sachant maintenant où je devais me rendre. Sous mes griffes mortelles la forêt défilait et bientôt apparaîtraient les premières habitations. D'autres comme moi naîtraient dans quelques temps, je le sentais, et nous formerions la nouvelle Race. D'autres comme moi, pour m'aider à exterminer tous ceux qui ne suivaient pas la voie de Shéria, tous ceux qui la faisaient souffrir.
Pour annoncer mon arrivée, j'expulsais de ma bouche un formidable trait de feu, qui se confondait avec l'astre naissant. Ce goût de souffre sur mes crocs témoignait de toute ma rage, de toute ma splendeur, et de toute ma supériorité. Mais avant mon combat, il me restait une mission à accomplir.
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