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Par-delà la Mer de l’Est

Note de l'auteur :Ce texte est la suite de L’Apprenti et de L’Adieu aux Loups ; il raconte l’errance de l’enfant de Riv et de Tan après son départ de la Meute du Nord.


« Nul ne peut disposer de la vie d’un Barde si le Barde
ne la lui a confiée. Car le Barde est sacré comme
la Vie est sacrée, et libre comme elle est libre. »

Extrait du
Prime Livre Gris des archives Korriganes.

Quittant le tapis de neige froide et douce, l’enfant se laissa couler dans la rivière et ouvrit ses branchies. Un bonheur incroyable le submergea comme il aspirait et rejetait l’eau derrière lui. Sa trop longue cape noire l’entraînait bien vers le fond, mais peu lui importait. Il n’aurait qu’à marcher, une fois le lit atteint. Il se sentait curieusement soulagé de n’être pas un Loup. Il l’avait toujours su, et il avait toujours refoulé cette pensée dans son esprit. Il avait fait de son mieux pour en être un, pour en devenir un. Keroya l’en avait écarté. Elle lui avait rendu sa liberté. Il regardait ses longs cheveux saphir se brouiller dans l’eau comme des algues. Il suivrait le courant. Keroya le lui avait dit : la rivière mène au fleuve, le fleuve à l’Océan. Il irait.

Netra on. Netra, netra on. (1)

Il avait quitté les Loups de la Meute du Nord depuis une longue semaine à présent. Il avait lentement descendu le ruisseau, se cachant le jour et marchant la nuit pour éviter les Elfes. Il n’allait pas vite, car il passait beaucoup de temps à chercher de quoi se sustenter. Mais il était heureux.

Il se sentait libre. Ivre même de liberté. Aucune loi, aucune règle, aucun principe n’était sien que ceux qu’il se fixerait et, parce qu’il était enfant, parce qu’il était seul et parce qu’il était orgueilleux, il n’avait pour l’heure pas l’intention de s’en fixer. Il se laissait aller. Le courant le porterait au fleuve. Il se sentait si bien... Il lui semblait retrouver des sensations oubliées depuis longtemps, trop longtemps peut-être. Il s’allongea dans l’eau et se mit à nager. Devant lui, l’eau était agitée d’étranges remous dans lesquels les truites miroitaient comme des pierres de lune avant que quelque brochet ne se jette sur elles, les dispersant comme par magie. L’enfant regarda un moment le spectacle étrange d’une perche qui passait, placide, devant l’étrange champ de bataille aquatique. En arrivant lui-même dans le remous, il comprit soudainement : d’autres eaux, plus lentes, plus vastes, se mêlaient à celles de la rivière. Il était parvenu au Fleuve. C’était un long, lent, large fleuve aux rives bordées de joncs gris, qui coulait lentement dans la Forêt de la Nuit et l’égalait en profondeur. L’enfant s’y sentait bien. Sa cape était lourde sur ses épaules, lourde comme le poids immense de sa liberté. Elle le prenait légèrement à la gorge. Il la redressa de sa main gauche, attrapa vivement une truite de sa main droite, la décapita et commença à la manger sans plus de cérémonie. La chair tendre, froide comme la mort, lui coula dans le gosier comme l’eau lorsque l’on a soif. Il bulla d’aise, se laissa tomber sur le lit vaseux.
                Puis il se releva et poursuivit sa route. Il avait trouvé le fleuve.
                                Il lui fallait trouver la Mer.

Il dormit dans une petite grotte cachée par les algues, creusée dans la berge du fleuve et entièrement immergée par les eaux de celui-ci. Il s’était lové dans la vase à la manière des loups, roulé dans sa cape, les branchies grandes ouvertes, avalant l’eau en gonflant les joues. Dans son sommeil il rêvait, et souriait.
                                Tan !

Le sourire se figea, disparut. Les sourcils se froncèrent, les lèvres se pincèrent, les mains se fermèrent en deux petits poings durs.

                                                Tan !
                                Tan !
                TAN !

La douleur l’envahit comme une brûlure, se déversa littéralement dans son être, le comprima à l’étouffer, le happa en elle comme pour le dissoudre. Il mourrait, il en était certain, il mourrait ! Tout se glaça autour de lui, son sang gela dans ses veines, il ouvrit tout grand sa bouche et avala l’eau goulûment, la crachant aussitôt par les branchies.

Riv ! Donne-lui un nom ! Riv ! RIV !

Tout se dissipait, la douleur, le rêve, les voix, dans un brouillard aqueux comme de l’eau trouble. La conscience lui revint et ses grands yeux d’écarlate s’ouvrirent, exorbités par la peur. Il se dressa, nagea jusqu’au sortir de la grotte. Rejoignit le courant central du fleuve. Il devait poursuivre son chemin. Pourquoi, il l’ignorait, mais il devait poursuivre. Il s’allongea et nagea, mains déployées pour utiliser au mieux les membrures de celles-ci, et apprécia pour la première fois les larges nageoires plates qui lui tenaient lieu de pieds et qu’il repliait toujours pour marcher. Il nagea ainsi jusqu’à ce que le goût de l’eau qu’il respirait change insensiblement. Il y avait quelque chose de différent et pourtant il était toujours dans le fleuve. Il choisit donc de regagner la terre. S’il parvenait à la Mer, il voulait la contempler avant de s’y plonger.

La petite créature sortit donc non sans circonspection du Fleuve. Elle quittait les roseaux des eaux calmes lorsqu’une musique l’appela. Elle s’arrêta un instant, sur le qui-vive à la manière des Loups, puis courut dans la direction de la musique. Le Fleuve faisait un détour paresseux dans un vaste canyon creusé qui lui tenait lieu d’estuaire, mais l’enfant-Loup n’était pas patient, aussi se lança-t-il à l’assaut du raidillon qui menait au plateau. Il trottait à la manière d’un prédateur en chasse, courbé sur la pente, et à chaque pas la musique se fit plus précise, comme si elle gagnait son âme sans passer par ses oreilles. Il répondait à un irrésistible appel, un appel plus profond et plus pressant que celui d’aucun Loup. Il parvint au sommet du plateau, courut à l’autre bord à longues foulées souples et nerveuses, petite bête fauve qui file vers... Vers...

Taliesin.

Le barde, assit au milieu de la Mer sur une plaque de glace immobile en dépit du courant, pinçait paisiblement les cordes de sa harpe en une mélodie de marche, un véritable cri de ralliement, mais il ne chantait pas. Les mots étaient inutiles, il ne s’agissait pas de raconter une histoire. Sans cesser de jouer, il leva les yeux vers l’enfant-Loup, debout sur la falaise quinze bons mètres au-dessus de lui.

Viens, disait la musique,
                                Viens, disaient les yeux de Taliesin,
                                                Viens, disait la Mer.

Alors seulement le regard de l’enfant se détacha de Taliesin et s’éleva, léger comme bel-azur, vers l’Océan. Il se tenait face à lui, immensité bleu infini, plus vaste que le ciel, plus beau que le chant des Loups, et le bruit des vagues évoqua celui de la brise dans les feuilles de frêne et de pommier. L’enfant vit la Mer et il l’aima, il l’aima intensément, si intensément qu’il croyait sentir son corps se déchirer à chaque bouffée d’écume qu’il inspirait.

                                                Viens. Viens à moi, disait la Mer.
                                Viens, viens à moi disait la musique,
                Viens, viens à moi, dirent les yeux de Taliesin.

Car le regard de l’enfant s’était à nouveau ancré à celui du barde. Il éleva ses bras au-dessus de sa tête, fléchi les jambes, et plongea.

Il pénétra l’eau comme le vent pénètre les branches, avec remous et délicatesse. Il s’enfonça en elle, l’avala, froide, salée, infiniment plus riche et plus vivante que le Fleuve mou ou l’inconsistant ruisseau, ouvrant tout grand ses branchies à son passage, roula en son sein comme sur les flancs de la colline du Nord, jaillit hors d’elle enfin, et atterrit d’un bond gracieux sur le bloc de glace. Celui-ci ne tangua pas.
Nozvezh vat, Pennbarzh Taliesin ! (2)
Nozvezh vat, mor-gan ! (3)

L’enfant s’assit en tailleur devant le barde, s’ébroua comme un Loup.
– Ce rêve était le vôtre.
– Dis plutôt que nous l’avons partagé. Tu as quitté Keroya.
– L’eau chantait. Et vous aussi.

Taliesin sourit.
– C’est bien ce que je pensais. Tu as des oreilles.
– Des oreilles ? s’étonna la créature en frottant son pavillon droit. Bien sûr !

Le barde éclata d’un rire joyeux, ébouriffa ses cheveux d’or sombre, redevint sérieux en un instant.
– Je voulais dire que tu étais sensible au monde.

L’enfant fit la moue.
– Les Loups ne sont pas douillets.
– Et les bébés Loups ont une tête de mule. Sais-tu où tu allais ?
– A la mer.
– Et maintenant que tu y es, où iras-tu ?

En guise de réponse, le petit être haussa les épaules. Il trouvait très difficile de parler avec Taliesin : le barde en disait chaque fois plus long que ses mots, plus long encore que Dol ou Kwarell, à charge pour lui de tout démêler. Il n’était guère accoutumé à ce genre d’exercice. Un Loup disait toujours ce qu’il avait à dire, ni plus ni moins, et l’enfant se sentait un peu perdu.
– Que sais-tu des Bardes ?
– Qu’ils sont sacrés et que vous êtes le meilleur d’entre eux.

La petite créature réalisa brusquement l’étrangeté de la situation dans laquelle elle se trouvait. Elle discutait avec un homme qu’elle avait reconnu bien qu’elle ne l’ait vu qu’à sa naissance, et qui avait, entre temps, complètement oublié de vieillir un tantinet soit peu. Elle s’adressait à lui comme à Dol lorsqu’il lui enseignait ses lettres. Elle sentait que cet homme avait quelque chose de très important à lui apprendre, quelque chose de vital. Elle qui ne se fiait jamais à personne, pas même à Kwarell, et à peine à sa meute, voilà qu’elle éprouvait pour Taliesin une confiance presque sans borne, la confiance d’un bébé en sa mère, d’un petit enfant en son père. Il lui sourit.
– Viens avec moi.

L’enfant dévisagea le barde. Il avait follement envie de répondre oui, là, maintenant, tout de suite. Mais il était Loup.
– Pourquoi ?
– Pour devenir. Tu n’es pas un Loup.
– Non.
– Tu sais, tu pourrais vivre en Loup. Dormir, jouer, chasser, tuer, te battre. Mais tu ne deviendrais pas. Tu ne vivrais pas. Tu ne serais pas. Tu te contenterais d’exister, puis de cesser d’exister.

L’enfant ne répondit rien.
– Or, tu n’as pas choisi ce chemin, continua Taliesin. Tu as tué des Elfes, volé des choses qui t’appartiennent désormais en propre, et non à la Meute. Tu as choisi de ne pas être Loup. Que seras-tu ?
– Netra on.
– Pour l’instant. Mais demain ? Tu peux être ce que tu désires, c’est un grand pouvoir, enfant. Je te propose un avenir. Tu n’es pas obligé de l’accepter, quel que soit ton choix d’aujourd’hui. Si tu viens avec moi, je t’apprendrai ce que je sais. Je t’apprendrai pourquoi la Mer parle, pourquoi les oiseaux chantent et pourquoi l’hiver et l’été. Je t’apprendrai comment est le coeur des pierres et comment celui des vivants. Je t’apprendrai à t’apprendre toi-même.
– Et à être barde.
– Et à être barde, oui. Mais tu ne seras jamais obligé de le devenir. Tu pourras t’en aller quand tu voudras sans me donner de raison. Et ne jamais te présenter devant le Conseil Bleu si ton coeur ne t’y pousse pas.
– Est-ce une promesse ?
– C’est un serment.
– Bien.

L’enfant posa sa main dans celle que Taliesin lui tendit. Le barde fit glisser sa harpe sur son épaule de son bras libre et chanta quelque chose dans une langue que la petite créature ne connaissait pas. Aussitôt, les eaux bouillonnèrent devant eux et l’enfant vit un immense oiseau se dessiner dans l’écume, puis s’en extraire et s’envoler dans les airs. Un goéland.
– D’habitude, je préfère marcher que voler, mais tu es trop petit pour une si longue route. Y a-t-il quelqu’un à qui tu souhaites dire adieu ?
– Kwarell des Dolmens de Landehaute.
– Décidément, Keroya n’a rien négligé !
– Keroya ne néglige jamais rien.
– Tu ne sais pas à quel point tu dis vrai... Monte, nous partons !

Il hissa l’enfant sur le dos scintillant de l’oiseau qui ébroua ses plumes à ce contact. Puis il y sauta lui-même, derrière son protégé, et l’immense goéland déploya ses ailes. Il y eut comme une brève tornade autour d’eux et la petite créature se sentit écrasée puis projetée dans les airs comme si elle était subitement devenue le jouet des vagues. Un instant plus tard ils volaient tous trois, elle, Taliesin et l’oiseau d’écume, qui fendait le vent comme une flèche brillante.

Elle n’avait jamais eu une bonne notion du temps, et fut si accaparée par les sensations du vol qu’elle ne sut dire combien de temps leur vol dura jusqu’aux Dolmens de Landehaute. Le petit peuple des Korrigans les vit et vint tout entier les accueillir à bras ouverts. Ils avaient toujours aimé Taliesin, dont le savoir et la perspicacité n’avait d’égaux que ceux des Médecins de l’Ordre. Quant à l’enfant-loup, ils étaient si accoutumés à sa présence qu’il leur semblait l’invité le plus naturel du monde. Pour la première fois peut-être, Kwarell se trouvait au premier rang, aux côtés de son maître, Dol Doyen du Conseil. San et les jeunes archers qu’elle entraînait, parmi lesquels son frère Tenday, étaient arrivés les premiers et leur avaient cédé la place la plus privilégiée, car nul n’ignorait l’amitié que Kwarell portait à l’enfant-loup. Le barde et son protégé descendirent du cou de l’oiseau, qui s’envola aussitôt et demeura au-dessus des Dolmens. Pour Taliesin, le maintenir dans sa forme actuelle par sa seule concentration était plus simple là où l’air était plus humide.

Dol et Kwarell s’avancèrent seuls dans le cercle dont l’enfant-loup et Taliesin formaient le centre. La centaine de Korrigans massés autour d’eux gardait un respectueux silence.
– Pennbarzh Taliesin, dit Dol en hochant la tête avec respect, ton retour est une grande joie pour les Dolmens de Landehaute.
– Je vous remercie, maître Dol, répondit le barde en s’inclinant une main sur le coeur. Être l’hôte d’un si noble peuple est toujours un plaisir.

Mais personne n’avait prêté attention à ces saluts solennels. Tous les regards étaient dirigés vers Kwarell et l’enfant-loup. Ils se faisaient face en silence, attendant poliment que leurs aînés leur laissent la parole. Ils se regardaient. La petite créature, drapée dans sa cape noire, dominait d’une tête l’Apprenti et sa cape blanche. La tignasse saphir de l’un contrastait bizarrement avec le carré blanc et sage de l’autre. L’un était égratigné de la tête aux pieds, l’autre avait une peau si parfaite et un air si fragile qu’il en paraissait maladif. Et ils se regardaient.

Sur les lèvres bleues et sur les lèvres blanches, un sourire infime, léger comme l’ultime duvet d’enfance des oies sauvages, jouait avec les reflets d’or du soleil.

C’est ce sourire qui retenait l’attention de tout un peuple. Le sourire de Kwarell l’Apprenti, l’enfant sans amis, ce paria toléré et jamais accepté, tous le scrutaient sans feinte, sans cérémonie. En cet instant, Kwarell ressemblait à tous les petits Korrigans des Dolmens de Landehaute. Le vent se leva, joua avec ses mèches noires et sa cape blanche, et comme il en avait désormais le droit, il parla.
– C’est gentil d’être venu me dire au revoir.
– Tu as de quoi être fier.
– Toi aussi. Nous avons réussi, mon ami.
– Ami, répondit le petit loup en écho.

Ils se serrèrent la main. Il y eut un grand cri de joie, et tous les Korrigans de Landehaute se précipitèrent pour chercher qui du chouchen, qui du cidre, qui de vastes nappes blanches, et avant que l’enfant-loup ait bien réalisé ce qui se passait, un véritable festin était apparu dans la lande.

Les nappes étaient disposées en U, et tandis que Taliesin était invité à siéger parmi les membres de l’Ordre, Kwarell et l’enfant-loup se frayèrent une place au milieu des enfants.
– J’ai bien cru que tu partirais sans me dire au revoir !
– Quant on ne sait pas où on va, on ne sait pas à qui dire adieu.
– Et maintenant, sais-tu où tu vas ?
– Avec Taliesin.
– Veux-tu être barde ?
– Ça...
– Avant que tu partes, je voulais te confier un secret. Tu vois qui est San ?
– La fille dont la main est ferme comme le chêne et l’oeil fin comme l’aigle quant elle tire à l’arc.
– Exactement. C’est elle qui m’a fait la cape. Elle est vraiment gentille... Et bien, à part toi, c’est ma seule amie.

L’enfant-loup hocha la tête. Kwarell et lui ne poussaient jamais bien loin la confidence, mais il avait patiemment appris ce langage entre les mots qu’affectionnent un certain nombre de bipèdes. Il but une gorgée d’hydromel et chercha San des yeux. Elle était avec les adultes, évidemment, en bonne place même parmi les Archers, puisqu’elle entraînait déjà les plus jeunes. Elle riait.

Une longue chevelure auburn, tressée à l’arrière mais dont certaines mèches rebelles pendaient sur son front vierge de douleur, encadrait vaguement des traits de jeune feuille, habillés d’une peau couleur d’humus. Pour une Korrigane en fin de croissance, San atteignait quatre-vingt sept respectables centimètres, c’est-à-dire la moyenne haute du Petit Peuple Sous la Terre, dont les sujets les plus grands s’accrochent à quatre-vingt douze ou quatre-vingt treize centimètres. Elle portait des braies brunes et une tunique vert sapin sans manche toute simple, serrée à la taille par une ceinture de chevreuil. Et elle riait, jolie sans être belle, fière sans être hautaine, jeune sans être égoïste, à une plaisanterie lancée par une amie. Un enfant torse-nu traversa les nappes en cabriolant, la rejoint et ils se ressemblaient. Le garçonnet, de l’âge de Kwarell, était plus grand et mieux bâti, le cheveu court, brun roux, dru, il portait un arc en travers des épaules et un carquois à la ceinture. Nous l’avons déjà rencontré. Tenday, le frère cadet de San, n’était que joie et rire en cet instant.

L’enfant-loup hocha la tête. Il comprenait son ami. L’Apprenti de Dol aimait San, mais avec toute sa finesse d’esprit, toute son intelligence, il ne pouvait savoir si son comportement attentionné à son égard relevait de la pitié ou de l’amitié. Lorsqu’il voulait y réfléchir, il se heurtait comme à un mur au-delà duquel il ne pouvait aller. Dans le palais du coeur, la raison n’a pas de chambre. Il ne lui demandera jamais, tous deux le savaient, et l’incertitude demeurerait jusqu’à ce que l’Ankou vienne le chercher. Elle avait trois fois son âge, était déjà l’archère la plus brillante du Petit Peuple de Landehaute et peut-être bien davantage, et courtisée par presque tous les Korrigans de son âge. Lui la regardait en silence depuis le coin des enfants, et se confiait de sa peine à une aberration de la Nature. Après tout, lui-même n’était jamais qu’une autre forme d’aberration...

Tout à coup, San et son frère sursautèrent et se dressèrent de toute leur hauteur.
– Des cavaliers ! Des Elfes !

Les yeux écarlates de l’enfant-loup s’écarquillèrent lentement d’horreur. Un affreux pressentiment le submergea. Il demeura figé sur place, incapable d’esquisser le moindre mouvement. Il lui fallut la main fine et ferme de Taliesin sur son épaule pour qu’il se lève et se range derrière celui qu’il suivait désormais. Kwarell avait rejoint Dol. San et Tenday, plus tendus que leurs arcs, avaient rejoint les rangs des archers. La jeune Korrigane était au centre, car elle avait été élue Porte-Parole des Archers à l’automne et devait, en conséquence, parler pour ses pairs. Tous à présent voyaient les Elfes approcher. Treize cavaliers fièrement montés sur de fins chevaux, et le premier d’entre eux était Elvaë. Les yeux de l’enfant-loup se fixèrent sur elle et ne purent s’en détacher. Elvaë, princesse des Citadelles. Il la tenait pour responsable de la mort de ses parents, de sa solitude, et il aurait pu la tenir pour responsable de son existence si les Loups n’apprenaient pas si tôt à leurs petits d’où ils viennent. Il la haïssait comme seul un enfant peut haïr, avec une passion sans égale et sans espoir de pardon. Il prit la main de Taliesin et la serra aussi fort qu’il put, et la pression des doigts du barde sur le dos de sa main le détendit un peu. Les Elfes se rangèrent face aux archers Korrigans, qui ne bandaient pas leurs armes mais dont pas un n’avait omis d’encocher une flèche. Dol s’avança, avec à ses côtés San et Hir, le Porte-Parole des Artisans. Kwarell, ne pouvant suivre son maître, resta près de Tenday, qui serrait les dents et tremblait en tenant son arc. Il n’avait jamais ni tué ni même blessé le moindre animal, et ne savait pas s’il serait capable de tirer de sang-froid sur un être vivant. L’Apprenti lui jeta un coup d’oeil. Le visage habituellement gai de l’enfant était crispé. Lui aussi, songea Kwarell, a un mauvais pressentiment. Comme l’enfant-loup. Et comme moi.

Un silence palpable s’étendit sur la lande. Les rangs, serrés, se faisaient face et sans un souffle de vent d’Ouest, la scène serait demeurée d’une insoutenable immobilité. Enfin, Dol se ressaisit et, levant la tête, plongea son regard dans celui d’Elvaë.
– Elvaë des Citadelles, que viens-tu faire ici ? Que font à tes côtés ces guerriers à l’arme au clair ? Nous crains-tu donc autant que tu nous méprises ?
– Je suis venue pour ça, dit l’Elfe en tendant vers l’enfant-loup un doigt accusateur. Les moineaux, dirait-on, volent plus vite que tes rossignols, Taliesin.
– Tu ne toucheras pas à cet enfant, Elvaë. Il est sous ma protection.
– Tu protèges donc les assassins ?
– Et de quel droit le nommez-vous assassin, Elvaë des Citadelles ? intervint San à la surprise générale. Un assassin tue ceux de sa race. Prétendriez-vous que cet enfant que vous traitez avec tant de mépris est un Elfe, et donc votre égal en tout ?

Kwarell, Tenday et tous les archers se rengorgèrent. Les mains de l’enfant cessèrent de trembler sur son arc. Elvaë avait blêmi, et dévisageait la jeune Korrigane. Personne n’intervint. Le duel entre peuples s’était soudainement mué en duel entre femmes. La jeune fille faisait face à la femme mûre. Aucune des deux ne ploieraient, et un frisson courut sur l’échine de Kwarell. San était en danger, et personne ne pouvait la secourir.
– Vous le nommez assassin, reprit l’archère avec aplomb, mais vous vous refusez à le considérer comme ce qu’il est : un être libre sur lequel ni vos lois ni les miennes n’ont de prise. Aujourd’hui il est notre hôte, à nous Petit Peuple sous la Terre, et nous veillerons à ce qu’aucun mal ne lui soit fait tant qu’il le demeurera.
– Et qui es-tu, fillette, pour t’adresser ainsi à moi ?
– Je suis San, Porte-parole des Archers, mes pairs. Quant à me traiter de fillette, j’ai quelques quarante ans de plus que vous !
– Et cela te donne sans doute le droit de cacher derrière toi un tueur.
– Tous les prédateurs sont des tueurs, Princesse. Je suis une tueuse, et vous en êtes une autre, et tous ceux qui sont ici également. Il est tueur parmi les tueurs, et vous n’avez aucun droit sur lui.
– Un prédateur tue pour se nourrir, et ceci a tué pour se venger !
– Comme vous avez réservé à son père votre pire châtiment, et condamné sa mère à mourir de désespoir ! Croyiez-vous vraiment garder secrète l’histoire de Riv et de Tan ? Tous ici la connaissent, Elvaë des Citadelles, et vous ne tromperez personne.
– Je ne cherche à tromper, Korrigane, je suis ici pour rendre justice, et justice sera rendue.
– Ni vous ni aucun Elfe n’est habilité à rendre justice sur ce qui ne relève pas de son peuple. Seuls les bardes en ont le droit !
– Les bardes ont déjà rendu leur jugement, répliqua la Princesse en fixant Taliesin dans les yeux, et il ne me convient pas.
– Vous n’avez pas à contester le choix des Clairvoyants, Prin...
– Et toi, tu n’as pas à parler sur ce ton à la Princesse, Korrigane ! la coupa un guerrier en lançant sur elle son cheval.

Il y eut un instant de confusion totale. De chaos vertigineux. L’épée de l’Elfe s’abattit sur San comme la foudre. Dol et Hir furent jetés à terre par sa monture. Tous virent Tenday lever et bander son arc en un instant. La flèche partit, se planta net dans la gorge du guerrier Elfe. Le cheval, paniqué, fonça droit sur l’enfant, se cabra et ses sabots frappèrent avec fracas la tête du petit Korrigan. Tous les archers bandèrent leurs armes. Puis l’on entendit un chant s’élever, et une nuée de rossignols noircit le ciel et assaillit les Elfes. Derrière eux chantait Taliesin, une main levée vers le soleil, l’autre serrant la menotte palmée de son protégé. Les chevaux refluèrent vers la forêt, laissant sur la lande la traînée de sang que répandait la blessure de leur guerrier mort. Les oiseaux s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient apparus, Taliesin cessa de chanter et s’affaissa, comme vidé de vie. L’enfant-loup l’aida à s’allonger sur la bruyère sans oser lâcher sa main.
– Vous allez bien ? demanda-t-il avec, pour la première fois de sa vie, une pointe nette d’inquiétude dans la voix.
– Ne t’en fais pas pour moi, ce n’est que de la fatigue, souffla le barde. C’est Kwarell qui a besoin de toi. File !

L’enfant-loup ne se le fit pas dire deux fois. Il se redressa d’un bond et courut vers son ami. Il avait cru le trouver près de San, autour de laquelle les Archers s’étaient regroupés tandis que Hir relevait Dol. Mais l’Apprenti était penché sur le corps inanimé de Tenday. Il tenait ses paumes très serrées sur les tempes du petit Korrigan, tremblant sous un effort inaccoutumé. Il avait du sang sur les mains, les bras et le visage, et haletait. Lorsqu’il vit l’enfant, il lui désigna son maître d’un coup de tête, et la petite créature se glissa jusqu’au Médecin.

Un instant plus tard, deux autres membres de l’Ordre s’étaient penchés sur San et Men, toujours prêt à aider son ancien maître, s’occupait de Tenday avec lui. Le vieux Korrigan avait écarté Kwarell en lui ordonnant de se reposer et de se tenir tranquille, et l’enfant s’était exécuté. Il savait attendre. Il savait aussi que San était morte, et que son frère vivrait. Avec quelles séquelles, de cela il ne pouvait encore juger, mais il vivrait.
– Tu as de bons réflexes, lui dit Men lorsqu’il n’y eut plus rien à faire pour le petit archer. Sans toi, il y passait comme sa soeur.
– Il fallait bloquer la veine avant que le cerveau ne se vide de son sang. Il y a un cas assez semblable dans les Annales Médicales, livre VII, chapitre XIII.

Le jeune Médecin sourit à l’Apprenti, et lui passa une main dans les cheveux. Agacé et décontenancé, Kwarell se recoiffa frénétiquement. Personne ne le touchait jamais que Dol, et encore, qu’en cas de nécessité, pour guider sa main le long d’une plante pour juger de sa fraîcheur, d’une pierre pour déceler son harmonie. Mais Taliesin ne lui laissa pas le temps de la réflexion : il avait retrouvé ses esprits et marchait droit vers lui. Il semblait vouloir lui parler, et comme il est impoli de demeurer assis quand un adulte s’adresse à vous, le petit se leva promptement.
– Pardonne-moi, Kwarell.
– Je n’ai rien à vous pardonner.
– Si je n’avais pas ramené l’enfant-loup ici...
– J’aurais cru perdre un ami, alors que maintenant je suis sûr d’en avoir perdu une. J’ai toujours préféré la certitude, maître Taliesin.
– Bien. Alors il est temps de faire tes adieux à ton ami.
– Il reviendra ?
– Si le coeur lui en dit.

Kwarell hocha la tête et se détourna. Il fit trois pas, puis pivota pour faire à nouveau face au barde.
– C’était un honneur de vous rencontrer, Pennbarzh Taliesin, dit-il en s’inclinant, une main sur le coeur. Puisse la pierre se plier toujours à votre volonté.
– Ton chemin est plus long que tu ne le puis voir, Kwarell de Landehaute, répondit l’autre en l’imitant. Puisse le vent te porter où tu le souhaites.

L’Apprenti fit à nouveau volte-face, et partit rejoindre l’enfant-loup, qui s’était accroupi auprès de San.
– Tu t’en vas, dit le petit Korrigan.
– Elle aussi. Mais tu as un autre ami, maintenant.
– Dol a rendu son diagnostic ?
– Aveugle.
– Ce sera dur pour lui. Il voulait être archer.
– Et qu’est-ce qui l’en empêche ? Les chasseurs ne voient pas qu’avec leurs yeux, et toi non plus, Kwarell.
– Tout ce que je sais, c’est que maintenant je vais l’avoir collé à mes braies. C’est la tradition des archers. Si quelqu’un sauve la vie d’un archer Korrigan, il en dispose. J’aurais préféré un ami... gratuit.
– Et n’est-ce pas lui qui te protégeait lorsque les autres enfants se servaient de toi comme souffre-douleur ? demanda calmement une voix profonde dans leurs dos. Il n’est pas dans tes habitudes de parler si inconsidérément.

C’était Dol, chancelant encore sous l’émotion et la douleur.
– Ne sois pas injuste avec Tenday parce qu’il a survécu et que San est morte, Kwarell. Le temps fera son oeuvre sur ton coeur. Enfant-loup, Taliesin t’attend.
– Adieu, donc, maître Dol. Adieu, Kwarell. Que le vent vous vienne de face.
– Puisse la pierre se plier à ta volonté, répondirent en coeur le maître et l’Apprenti.

L’enfant-loup passa entre eux sans les regarder, marcha droit à Taliesin et lui prit la main. L’homme le hissa sur l’oiseau d’écume, grimpa derrière lui, salua une dernière fois les Korrigans puis, comme le goéland s’élevait dans les airs, on l’entendit chanter de toute sa voix, et une cascade de notes de harpe coulèrent comme de l’eau sur les Dolmens de Landehaute.
– Maître Dol, demanda Kwarell, qu’est-ce que ce chant ?
– La bénédiction du Pennbarzh Taliesin. Je crois que les Elfes n’approcheront plus d’ici avant un moment.

L’Apprenti hocha la tête, et s’en fut dans les profondeurs, refusant de voir l’oiseau scintillant filer par-delà la Mer de l’Est.

N.d.A.

(1) : littéralement, rien suis.
(2) : Bonsoir, Taliesin seigneur des bardes !
(3) : Bonsoir, Venu-de-la-Mer !

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© Netra



Publication : 07 juin 2009
Dernière modification : 07 juin 2009


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Aredhel
L’Oiseau de feu  
Bluelantern
Lutins à la lanterne bleue  
Clémence
Le Lutin au Grelot  
Didier
Coalescence  
Elemmirë
Ange sixième  
L'attente illustré par un poème de Narwa Roquen  
Eroël
La double vie de Roland  
Le treizième tableau  
Les songes de Peiral  
Estellanara
Bébé dragon  
Jézabel  
Le sourire  
Mignonne, allons voir si la rose...  
Fladnag
Blue Moon illustré par Lindorië  
Lindorië
L'elfe au dragon  
La Gardienne du temps  
La dresseuse  
La passe maléfique
Lutine
La Gardienne de la Nuit  
Maedhros
Le royaume des cieux
Maedhros
Les Cheminées des Fées  
Revoir
Maeglin
Chevelure Ondine
Gabrielle
Petite Elfe  
Prélude au bonheur  
Miriamélé
Je rêve de me réveiller un jour  
Neimad
Le Tisseur De Vie  
Netra
Par-delà la Mer de l’Est  
XII  
Netra et Reya
Jouet de Venise  
Nounou Ogg
Elisandre illustré par Lindorië  
Re-naissance
Roger Luc Mary
Le fantôme impitoyable
Stéphane Méliade
La nuit des noyaux profonds  
Yasbane
Discussion avec J. Vjonwaë
L'avis du docteur Morris Bann
Rapport
gawen
La Tisserande  
Le Barde-Artisan  

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signifie que la participation est un Texte.
signifie que la participation contient un Dessin.


1 Commentaire :

Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 15-08-2009 à 16h22
Episode III...
Voici donc le 3° épisode de la saga de cet étrange enfant, en quête de son origine, de sa patrie et de son nom. Dans ce texte comme dans le précédent il apparaît vraiment comme un être à part, à la fois « trop » et « pas assez » , et pour ma part je ne le trouve pas antipathique… mais pas sympathique non plus ! Je le plaindrais volontiers s’il n’avait manifesté tant de cruauté dans l’épisode précé...

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