Leurs montures paissaient non loin de là, au bord d'un petit ruisseau dont l'impétuosité tranchait avec l'immobilité des bois alentours. Cymbeline et Darlin montèrent en selle et sortirent de la forêt. Ils empruntèrent ensuite un sentier qui longeait la lisière avant de rejoindre de petites collines relativement proches et peu élevées où poussaient de la vigne et du houblon. La pente était douce et, malgré leur allure tranquille, ils arrivèrent bientôt au sommet le plus élevé.
Devant eux s'étendait une vaste plaine qui avait la couleur jaune des blés murs en fort contraste avec le vert desséché du feuillage des ceps. Au milieu des champs se dressait fièrement Fortcarré, l'imposant château royal d'Ambrelune entouré de sa ville fortifiée. Tout deux reposaient sur un large promontoire rocheux. De construction massive, Fortcarré adoptait une élégance simple qui charmait l'oeil malgré le nombre restreint d'éléments décoratifs sculptés. Une route de terre de bonne taille se lovait au pied des collines, desservant l'entrée de la cité avant de bifurquer vers l'ouest.
Les deux cavaliers reprirent leur lente progression à travers le vignoble. Un parterre d'herbe jaunie par la chaleur s'avança au pied de la colline. Un peu plus loin coulait une étroite rivière. Un petit pont de pierre agrémenté de quelques plants de lierre sautait par-dessus la calme surface de l'eau. De là, le sentier bifurquait brusquement et rejoignait directement la route en passant entre deux champs de blé.
"- J'ai remarqué qu'en ce moment mon père et ses conseillers s'inquiètent beaucoup de l'agitation des tribus de l'est. Le connétable Kaorn craint une attaque. Pourtant la situation ne me paraît pas plus préoccupante que d'habitude : les tribus de l'est ont toujours fait preuve d'une certaine véhémence. Mais elles n'ont jamais réussi à pousser leurs raids à l'intérieur des frontières d'Ambrelune. Alors pourquoi une telle inquiétude?
- D'après le seigneur Kaorn il ne s'agit plus d'une simple agitation passagère mais bien d'une menace : les tribus de l'est, d'ordinaire si divisées, semblent se rallier sous la bannière d'un mystérieux chef. Leurs divisions et leurs querelles les rendaient inoffensives ; une fois unies elles peuvent se révéler redoutables pour le royaume. Personne ne sait exactement combien de combattants comptent ces tribus, mais il est certain qu'ils sont bien plus nombreux que les soldats d'Ambrelune.
- Kaorn ne semble pas très au courant des dangers qui se pressent autour de nos frontières. Certains disent à la cour qu'il n'arrive pas même à la cheville de l'ancien connétable, le seigneur Galatharn.
- Pardonnez-moi Princesse, mais le roi votre père lui-même n'arrive pas à la cheville du seigneur Galatharn. Vous n'étiez qu'une enfant quand il a disparu et vous ne l'avez donc pas bien connu. L'ancien connétable était de la même trempe que les héros dont parlent les légendes. Il y en a peu, parmi les hommes qui parcourent encore ce monde, qui soit d'une telle nature. Alors oui, le seigneur Kaorn ne peut rivaliser avec une légende ; il n'en est pas moins un homme de grande valeur. Pendant que d'autres le critiquent sans rien faire il se renseigne et agit de son mieux. Dans de telles circonstances, c'est un homme précieux pour votre père le roi.
- Eh bien, que de louanges Darlin ! A ces mots je regrette de ne pas m'être intéressée de plus près à Galatharn. Je n'étais qu'une enfant à l'époque et ces choses-là me dépassaient. Mais revenons-en aux tribus de l'est. Si la situation était aussi grave, Vildya aurait sans doute déjà pointé le bout de son nez.
- Peut-être l'a-t-elle déjà fait à l'insu de tous. C'est bien dans ses manières.
- Vous ne l'aimez pas beaucoup.
- Je la crains et je la respecte. C'est une magicienne, et je me méfie de ces gens-là. Qui sait de quel tour ils sont capables ?
- Ah, Darlin. Vildya n'est pas une magicienne. En tout cas je ne l'ai jamais vue faire de choses extraordinaires, comme allumer un feu en plein hiver, voler ou autres prouesses de ce genre. Mais je crois que j'aurais du mal à vous convaincre. Vous êtes têtu parfois.
- Je préfère dire que je me fie à mon bon sens."
Darlin se renfrogna et Cymbeline sourit.
Elle pensa à Galatharn et essaya de chercher dans ses souvenirs une image de l'ancien connétable. Il avait disparu sans laisser de traces il y a de cela six ou sept ans. Elle avait à peine douze ans à l'époque. La cour avait appris la nouvelle avec consternation. Le roi et Vildya n'avaient pas bronché. Kaorn avait été nommé dans la foulée et jusqu'à présent il avait accompli un travail des plus honorable. Il restait pourtant dans l'ombre de la légende. Cymbeline se rendit soudain compte de toutes les allusions qu'avait dues subir le nouveau connétable sans rien dire, continuant d'accomplir sa tâche consciencieusement tandis que d'autres se laissaient aller à la nostalgie. Dès cet instant, le jugement de la Princesse à l'encontre de Kaorn se montra plus favorable.
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