Fedellin était un petit village paisible de Ghent. Malgré le faible nombre de ses habitants, il constituait une des plus grosses bourgades de ce duché à l'habitat éparpillé. Lorsque Cymbeline et Darlin étaient arrivés au village, le bourgmestre local avait failli suffoquer d'étonnement. Il était habitué à recevoir la visite du duc, personnage sympathique et rustique qui ne s'embarrassait pas de grandes pompes et se plaisait à dormir dans une ferme, mais l'héritière du roi et le plus grand bretteur du royaume exigeraient sans doute plus qu'un lit de paille au-dessus d'une étable.
Le brave homme n'était pas loin de sombrer dans la panique la plus totale lorsqu'une femme avait proposé de loger chez elle les deux prestigieux visiteurs. Elle devait jouir d'une notoriété certaine, car le bourgmestre en fut aussitôt soulagé. Du reste, Cymbeline et Darlin avaient été hébergés et nourris comme des rois. Ils avaient rapidement sympathisé avec la femme qui s'appelait Sélenisse. En remerciement de l'accueil, Cymbeline lui avait remis une lettre de cachet qui avait valeur de service à rendre. Et aujourd'hui cette lettre de cachet revenait déjà, aux mains du mari de Sélenisse. Cela ne présageait rien de bon.
La fille du roi, suivie comme son ombre par son précepteur, traversa la vaste salle du trône et regagna l'entrée où attendaient deux hommes. Le premier, de taille moyenne et solidement charpenté, avait des cheveux bruns ternes en bataille et des yeux noisettes sans chaleur qui rehaussaient son air triste. Il avait les mains épaisses et légèrement calleuses d'un homme qui a travaillé dur dès son plus jeune âge pour arriver à une situation plus aisée. Les heures passées dehors à travailler la terre avait buriné son teint et tiré ses traits. Les vêtements d'un brun fatigué, simples, bien coupés et sans fioritures, accentuaient encore l'allure robuste de celui qui les portait. Gualian de Fedellin, comme la plupart des habitants de Ghent, était un homme pratique et empli de bon sens, travailleur et infatigable. C'était un solide gaillard.
Pourtant il paraissait bien frêle à côté de son compagnon : un homme immense au front large et haut, au menton proéminent, aux orbites légèrement enfoncées. Sa chevelure d'un roux vif sans être agressif lui donnait un air sauvage intimidant. Il était vêtu d'une simple tunique qui montrait des jambes et des bras musclés sans être musculeux. Il aurait très bien pu passer pour une brute épaisse, un mercenaire sans foi ni loi...s'il n'y avait eu au fond de ses yeux d'un bleu envoûtant un éclat qui ressemblait fort à celui de la sagesse. Mais la lueur était fugitive et l'individu restait intrigant, difficile à cerner.
"- Je vous salue, Princesse Cymbeline, et vous prie de m'excuser pour être venu vous importuner, dit Gualian en s'inclinant. Pardonnez mon ami s'il ne vous salue pas de vive voix, mais il n'a pas de langue. Son nom est Duorn.
- Duorn, bien sûr. Votre femme m'avait parlé de lui lorsque je logeais chez elle : il a été trouvé bébé dans la forêt voisine du village où elle est née, la langue coupée et sur le point de mourir d'avoir trop perdu de sang. La famille de Sélenisse l'a recueilli. Ils ont grandi ensemble et après le mariage il est devenu en quelque sorte autant votre domestique que votre compagnon.
- Je suis touché que vous vous souveniez de cette histoire, Princesse. Ma femme ne s'était pas trompé en disant que vous aviez la majesté de feue la Reine, la simplicité en plus. Elle pense que vous ferez une grande reine pour Ambrelune.
- A mon tour d'être touchée : je sais combien ma mère était appréciée, et soutenir la comparaison me donne du baume au coeur. Mais trêve de bavardages ; la situation est préoccupante ici, et le temps presse. Je vois que vous avez la lettre de cachet que j'avais remise à votre femme, et cela m'inquiète. Est-ce qu'elle va bien?
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