Le roi les regarda longuement puis ferma les yeux. Quand il les rouvrit, une lueur de détermination brillait en leur centre.
"- Si la situation reste en l'état, Darlin sera submergé d'ici peu et Fortcarré tombera avec lui. Je propose donc d'abandonner la défense des murailles pour lui venir en aide. Les cavaliers créeront l'effet de surprise et les hommes à pied iront à leur suite. Le château sera alors laissé à la seule garde des archers, pour fixer le plus possible d'assaillants et ainsi limiter le nombre de nos poursuivants. La plupart périront dans cet acte fou mais je compte que la surprise de nos adversaires permettra à quelques-uns d'entre nous de s'enfuir. Ils pourront alors, dans quelques temps et avec des troupes nouvelles, punir le duc d'Afar pour sa trahison. Une fois que nous aurons réussi à percer les rangs de nos ennemis, nous nous séparerons en trois groupes pour compliquer les poursuites et augmenter les chances de survie.
Glabarn et Egélia, vous restez avec Cymbeline : à partir de maintenant, je vous tiens comme responsables de tout ce qui pourrait lui arriver. Je vous charge de l'emmener à l'abri dans les Hautes Terres. Vildya doit s'y trouver en ce moment, essayez de la rejoindre. Pour ma part, je partirai dans la direction opposée, vers le sud. J'essayerai de rejoindre les Contrées Lointaines en contournant la Forêt de Brume ; le roi Hank est un ami et il me fera certainement bon accueil. Je prendrai avec moi la garde royale, du moins ce qu'il en reste. Quant à vous, Cilling, vous partirez avec tous ceux qui restent vers l'ouest. Essayez de rejoindre Odion dans le Sordor, il aura sans doute préparer le terrain et le Prince des Sables devrait vous faire bénéficier de son hospitalité. Grande Prêtresse Mirna, je sais que vous vous refuserez à abandonner votre clergé et vos fidèles, mais je vous conjure de prendre soin de vous et de vous préserver. Quitte à rester et côtoyer ceux qui prendront ma place. Quant à toi Cymbeline, je veux que tu restes à l'abri dans les Hautes Terres jusqu'à ce que tu reçoives des nouvelles de Cilling ou de moi. Maintenant, allons-y."
Le roi descendit les larges marches circulaires de l'estrade d'un pas fatigué mais déterminé, et se dirigea vers l'extérieur du château. Le destin d'Ambrelune venait d'être scellé.
Tout se passa très vite. Au moment où les hommes du duc d'Afar parvenaient enfin à pénétrer à l'intérieur du châtelet, les soldats de la garde royale recevaient l'ordre de déserter les remparts pour prendre les traîtres à revers. Surpris et submergés, pris en tenaille, les hommes du duc d'Afar furent taillés en pièce tandis que les archers maintenaient encore quelques temps l'illusion d'une défense fournie sur les remparts. Les soldats dégagèrent ensuite le châtelet pour laisser passer tout ce que le château comptait encore de cavaliers, qui chargèrent dès que Darlin ouvrit la porte extérieure.
De l'autre coté les tribus de l'est, qui s'attendaient à ce que le châtelet soit aux mains de leurs alliés, ne s'étaient pas préparées à une attaque frontale aussi brusque. La charge fit voler en éclat les premiers rangs, et un vent de panique parcourut les assaillants comme un frisson l'échine d'un chien. Les cavaliers s'engouffrèrent, immédiatement suivis par les hommes à pied. La porte du châtelet se referma derrière eux et les archers entamèrent une série ininterrompue de tirs fournis. L'heure n'était plus à la gestion du stock de flèches.
Partout dans la ville, les habitants cloîtrés chez eux sortirent munis d'armes hétéroclites pour prendre part à ce qu'ils croyaient être une sortie victorieuse consacrant l'anéantissement des tribus. Au cours de cette seule journée, il y eut plus de morts au combat que lors des deux siècles précédents. Les cavaliers d'Ambrelune fendaient la masse des combattants comme le socle de la charrue la terre meuble. Les archers tiraient à l'aveuglette dans toutes les rues hormis celle suivie par les hommes du roi. Cette pluie dévastatrice emportait dans son lit tant les corps des habitants que ceux des barbares. La guerre venait réclamer la dîme du sang.
En tête chevauchait le roi Blador, poussé par un élan de rage qui confinait à la démence. A la seule vue de son regard embrasé de haine, ses adversaires tentaient vainement de se mettre en dehors de son chemin. Mais les rues étroites n'offraient que peu d'abris ou de possibilités de fuite. L'épée de Blador tranchait dans le vif, inlassablement, comme le couperet de la vengeance. Juste derrière le roi venaient les cavaliers menés par Cilling, se tenant à distance respectueuse de leur chef qui semblait ne vouloir rien épargner de ce qui se trouvait à portée de lame. A l'arrière de la charge chevauchaient Cymbeline, les deux bretteurs affectés à sa protection et son maître d'armes Darlin. Encore derrière arrivaient en ordre dispersé tout ce que le château contenait d'hommes en armes auxquels avaient réussi à se mêler quelques habitants. Mais les cavaliers allaient trop vite, et les soldats à pied se retrouvaient à chaque seconde qui passait un peu plus pris dans la masse des assaillants. Finalement la tête de charge réussit à regagner le premier pont-levis et les cavaliers se dispersèrent en trois groupes, comme l'avait voulu le roi. Blador continua sur sa lancée vers le sud et regagna l'orée du petit bois où se tenaient Darlin et Cymbeline quelques jours plus tôt. Cilling bifurqua vers l'ouest, galopant à brides abattues à travers champs. La fille du roi emprunta la route quelques temps avant de contourner Fortcarré pour remonter vers le nord. Douze cavaliers l'accompagnaient. La poursuite commençait.
|
|